Astrophobos, poème de H. P. Lovecraft, traduction et analyse

Astrophobos est un poème de Howard Phillips Lovecraft écrit à la mi-novembre 1917 et publié en janvier 1918 dans la revue The United Amateur. Une reproduction en ligne de la revue indique cependant la date de juin 1918 pour la publication, signée de son pseudonyme Ward Philips.
Lovecraft, âgé de vingt-sept ans, est alors président de la United Amateur Press Association, et il a écrit durant l’été ses nouvelles The Tomb et Dagon, qui marquent son retour au récit (Dagon en particulier sera sa première publication professionnelle).
Le titre Astrophobos, d’après le grec, signifie « celui qui craint les étoiles ». Le poème est constitué de quarante-deux vers répartis sur sept strophes de six vers, soit des sizains (les mises en page varient, mais la structure est perceptible par les rimes).
Lovecraft a vingt-sept ans quand il écrit Astrophobos
Lovecraft en 1915.

La traduction d’Astrophobos

Le lecteur trouvera ci-dessous une traduction personnelle du poème de Lovecraft, ainsi que le texte original en anglais (américain), d’abord sous format d’image puis format texte. Comme j’avais déjà pu l’indiquer au sujet de ma traduction des poèmes Ozymandias de Percy Shelley et Horace Smith, il s’agit d’un travail d’amateur. Cette tentative de traduction a cependant pu bénéficier de la relecture et des conseils bienvenus de Francis Guèvremont, traducteur entre autres de l’oeuvre de Luke Rhinehart aux éditions Aux Forges de Vulcain. Qu’il en soit remercié une fois encore.
Astrophobos, poème de Lovecraft, 1917
Astrophobos À la Minuit, brûlant au ciel À travers les profondeurs éthérées, Je regardais autrefois, tisonné d’un désir impatient, L’or d’une étoile fascinante et lointaine, Qui revenait chaque soir, là-haut, Étincelante auprès du Chariot Arctique. Les ondes mystiques mêlaient leur beauté Aux rais d’or somptueux, La félicité descendait en fantasmagories Et embaumait de myrrhe une vapeur élyséenne. Des accords nés de la lyre se répandaient Les harmonies de lais sur le mode lydien. Il y a là (pensai-je) des lieux de plaisir, Où les bienheureux demeurent, libres, Et chaque instant y est un trésor, Porteur du lotos envoûtant, L’on y donne une mesure fluide Grâce au luth d’Israfel. Là-bas (me disais-je) brillaient Des sphères d’un bonheur inconnu, La Paix et l’Innocence s’entrelaçaient Auprès du trône de la Vertu reine ; Des hommes éclairés y affinaient leurs pensées Plus belles, plus exactes que les miennes. Ainsi je rêvassais, lorsque par-dessus la vision S’insinua un changement, au rouge délire ; L’espoir s’évanouit, cédant à la dérision, La beauté fut en proie à l’étrangeté d’une déformation ; Les accords des cantiques s’entrechoquèrent, contre nature, Les apparitions spectrales se fondirent en un registre infini. L’étoile de folie s’embrasa de pourpre Comme je m’efforçais de voir au-delà des rayons ; Tout n’était que détresse qui avait semblé joie Avant que ma contemplation ne fût flétrie par la Vérité ; Les cacodaemons, embourbés dans la démence, Lorgnaient à travers les tremblements de fièvre… À présent je connais la fable démoniaque Que l’éclat doré apportait alors ; À présent je fuis la noirceur pailletée Que j’aimais et guettais auparavant ; Mais l’horreur, prévue et prédite, Hante mon âme pour l’éternité !
Cacodemonic, 1916, est une peinture de Paul Klee
Paul Klee, Cacodemonic, 1916
Astrophobos In the Midnight heaven’s burning Through the ethereal deeps afar Once I watch’d with restless yearning An alluring aureate star; Ev’ry eve aloft returning Gleaming nigh the Arctic Car. Mystic waves of beauty blended With the gorgeous golden rays Phantasies of bliss descended In a myrrh’d Elysian haze. In the lyre-born chords extended Harmonies of Lydian lays. And (thought I) lies scenes of pleasure, Where the free and blessed dwell, And each moment bears a treasure, Freighted with the lotos-spell, And there floats a liquid measure From the lute of Israfel. There (I told myself) were shining Worlds of happiness unknown, Peace and Innocence entwining By the Crowned Virtue’s throne; Men of light, their thoughts refining Purer, fairer, than my own. Thus I mus’d when o’er the vision Crept a red delirious change; Hope dissolving to derision, Beauty to distortion strange; Hymnic chords in weird collision, Spectral sights in endless range…. Crimson burn’d the star of madness As behind the beams I peer’d; All was woe that seem’d but gladness Ere my gaze with Truth was sear’d; Cacodaemons, mir’d with madness, Through the fever’d flick’ring leer’d…. Now I know the fiendish fable Then the golden glitter bore; Now I shun the spangled sable That I watch’d and lov’d before; But the horror, set and stable, Haunts my soul forevermore!

Éléments d’analyse d’Astrophobos

L’intertextualité est un point d’entrée bien pratique pour découvrir des poètes. La critique américaine [1] a relevé l’influence d’Edgar Allan Poe sur la poésie de Lovecraft et l’importance de la musicalité pour les deux auteurs. Astrophobos fait clairement référence à la musique comme thème, notamment par la référence à Israfel qui est aussi le titre d’un poème de Poe : l’ange Israfel est un archange de la tradition musulmane qui annonce l’Armageddon en soufflant dans sa trompe, remplacé ici par un luth à la musique liquide (ce que suggère les allitérations de L, N, F…).
Edgar Poe est une influence de Lovecraft pour ses nouvelles et sa poésie
Poe est influence majeure de Lovecraft, pour ses nouvelles comme pour ses poèmes.
L’image du locuteur observant les cieux et la description de l’étoile et de ses effets renverraient aux poèmes Evening Star et Al Aaraf de Poe. On peut également relever l’influence de la couleur rouge (« rouge délire », « red delirious change ») que Poe faisait correspondre à l’irrationnel dans son poème The Haunted Palace.
Dans Astrophobos (comme dans son poème Revelation qui lui est associé) Lovecraft utilise le tétramètre trochaïque : il s’agit d’un pied (unité de mesure du vers) rare en anglais qui alterne syllabe longue et syllabe brève. Le tétramètre trochaïque (employé par Shakespeare ou encore dans le Kalevala finlandais !) a une réputation ambiguë dans la poésie anglaise, qui privilégie l’ïambe (une syllabe brève puis longue).
Il n’est pas impossible que le choix du tétramètre trochaïque soit déjà une façon pour Lovecraft de suggérer une dissonance, et donc que l’harmonie initiale du poème ne soit qu’une illusion sur le point de disparaître à cause d’une connaissance lucide du monde, les anges lumineux cédant la place aux cacodaemons (terme venu du grec désignant de mauvais esprits). En anglais, le poème multiplie d’ailleurs les allitérations de D et de R (cinquième et sixième strophes), de K et R (sixième strophe), en les associant aux mots décrivant la désillusion progressive (« delirious », « weird », « fever’d », « Crept », « spectral », « Crimson »…)
L’image d’un paradis pastoral, image d’un passé et d’une harmonie perdus, contraste ainsi avec l’horreur finale qui évoque la mythologie cosmique et terrifiante qui dominera les récits de Lovecraft. Le locuteur, témoin anonyme et disciple inversé de Platon, constate que la vérité est toute de laideur, que l’univers est un chaos absurde.
Lovecraft fait référence à La Grande Ourse dans Astrophobos
La Grande Ourse en 2017, un siècle après le poème de Lovecraft.
D’après cette source, on pourra souligner l’influence du grec en remarquant l’expression « Artic Car », qui fait référence à la constellation de la Grande Ourse. Selon le manuel De Astronomia attribué à Caius Julius Hyginus, les Anciens se représentaient la Grande Ourse comme un véhicule. Lovecraft aurait trouvé cette image dans une traduction des oeuvres d’Aratos de Soles, un poète grec du IIIème siècle avant J.-C. Le roi de Macédoine Antigone II Gonatas aurait commandé à Aratus de mettre en vers le Traité des Phénomènes de l’astronome Eudoxe de Cnide. Aratos écrivit ainsi son poème intitulé Phénomènes, où la traduction anglaise donne les vers suivants :
Behind, and seeming to urge on the Bear, Arctophylax, on earth Bootes named, Sheds o’er the Arctic car his silver light.
Or le mot « Car » provient du français et du latin « carrus », qui donna entre autres char, chariot…

Notes :

[1] Les sources de cette analyse sont principalement :
The Lovecraftian Poe, Essays on Influence, Reception, Interpretation and Transformation, sous la direction de Sean Moreland, Lehigh University Press, 19 mai 2017
An H. P. Lovecraft Encyclopedia, David E. Schultz et S. T. Joshi, Hippocampus Press, 1er mars 2004

Pour en lire plus :

Les amateurs de Lovecraft pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont son recueil Fungi de Yuggoth, dans la collection poésie des éditions Points (parution mars 2024), à commander par exemple ici : https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft/ couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft