critique de la bande dessinée le serment des cinq lords Blake et Mortimer 21

Le réalisateur Claude Lelouch a un jour déclaré que la meilleure inspiration de scénario pour une œuvre de fiction était la vie, tout simplement. Si, d’après lui, toutes les existences, au premier rang desquelles celles d’anonymes et d’inconnus, proposaient suffisamment de joies, drames, sourires, larmes ou rebondissements pour nourrir un synopsis, que penser alors de celles d’hommes et de femmes à la destinée exceptionnelle ! Certains marquent l’Histoire et il est ainsi presque normal que les auteurs reprennent dans leurs écrits les éléments les plus marquants de leur épopée pour nourrir une intrigue. La bande dessinée n’échappe pas à ce processus et c’est notamment le cas de la série Blake et Mortimer qui, dans le 21ème tome des aventures des deux héros les plus british du 9ème art, convoque la figure légendaire de Lawrence d’Arabie.

Par Mathieu Depit

Tout commence à la gare de Reading en 1919, un soir d’hiver pluvieux. Thomas Edward Lawrence, de retour en Grande-Bretagne après ses exploits de la Première Guerre Mondiale, s’apprête à publier ses mémoires où il raconte combien il a été déçu que les dirigeants de son pays n’aient pas tenu leurs promesses vis-à-vis des peuples arabes. Mais le MI5 vole son manuscrit et oblige le héros de guerre à modifier son récit, sous peine de représailles.
Trois décennies plus tard, le professeur Philip Mortimer est invité à un séminaire par le conservateur du musée de l’Université d’Oxford où un vol mystérieux a eu lieu la nuit précédente : un être fantomatique, vêtu d’une cape blanche, a subtilisé un objet de faible valeur appartenant à un Lord local.

extrait Blake et Mortimer T21 : Le Serment des cinq Lords Lawrence d'Arabie
Bienvenue à Reading, où Lawrence d’Arabie perdit la première version de ses Sept Piliers de la sagesse en 1919. Cases par Yves Sente, André Juillard et Madeleine De Mille, éditions Blake et Mortimer.

Le même jour, le capitaine Francis Blake se rend à l’enterrement de son ancien camarade d’étude, Lord Pitchwick, brutalement décédé. À la cérémonie, il renoue avec ses anciens condisciples d’Oxford, perdus de vue depuis de longues années, et avec qui il avait jadis participé à une énigmatique confrérie. Alors que les étranges vols se multiplient au musée d’Oxford, Blake rejoint Mortimer, qui a fraternisé avec des professeurs et étudiants de la prestigieuse université, pour tenter de comprendre qui organise cette série de cambriolages.
En parallèle à ces évènements, d’autres proches de Blake, anciens élèves d’Oxford, sont tués à leur tour. Quel mystère entoure Oxford ? Pourquoi des vols ciblés et, en théorie, peu lucratifs, sont-ils commis ? Ces forfaits sont-ils liés aux meurtres des alumnis, par ailleurs tous Lord ? Blake et Mortimer vont devoir agir vite pour résoudre ces questions, quitte à y laisser une partie d’eux-mêmes.

Des grands personnages dans l’Histoire

Le Serment des cinq Lords est la quatrième histoire de Blake et Mortimer du tandem Yves Sente / André Juillard, deuxième équipe ayant repris les personnages d’E. P. Jacobs. Après les avoir fait bourlinguer de par le monde dans ses précédents scénarios, Yves Sente choisit de faire évoluer le binôme le plus britannique de la BD sur leurs terres. Toutefois, cet album, s’il ne se passe pas dans des contrées lointaines et exotiques, est pourtant construit comme un voyage temporel dans l’histoire d’Albion. En situant l’intrigue à Oxford, en y faisant intervenir des Lords anglais, gardiens d’une tradition sans âge et en y faisant planer l’ombre du fascinant Lawrence d’Arabie, Sente pose sur l’histoire le dôme de la légende de l’empire britannique.
Il le fait toutefois en respectant l’univers de Blake et Mortimer, le lecteur de la première heure de ce classique incontesté du 9ème art y retrouvera de l’archéologie, des personnages policés typiquement british, une certaine dramaturgie dans l’action et un souffle inquiétant proche du fantastique, personnifié par un mystérieux fantôme agissant la nuit dans un musée, tel Belphégor.

extrait Blake et Mortimer T21 : Le Serment des cinq Lords
Oxford sous la neige. Case par Yves Sente, André Juillard et Madeleine De Mille, éditions Blake et Mortimer.

Mais le scénariste apporte également quelques éléments importants dynamisant la série créée en 1946, dont l’action se passe dans les années 50, comportant comme il se doit de longs textes et des pages très denses. En effet, s’il se réfère au glorieux passé de la collection avec des clins d’œil au Mystère de la Grande Pyramide ou bien encore à La Marque jaune, Sente continue de poser son empreinte sur la série, notamment en investissant le passé de ses personnages. On découvre ainsi une facette dramatique du passé de Blake, permettant d’humaniser un peu ce héros un peu froid et très militaire.
Mais la grande idée de cet opus est d’y introduire une figure réelle de l’histoire du Royaume-Uni en la personne de Thomas Edward Lawrence. Véritable partie prenante à cette BD, Lawrence d’Arabie y est décrit comme un mythe et une légende ayant fortement influencé le jeune Blake et dont l’ombre est omniprésente sur la destinée de beaucoup. Sente, à la manière de Dumas, revoit l’Histoire et s’approprie certaines thèses sur la vie post-première Guerre Mondiale de Lawrence et sur sa mort pour nourrir l’intrigue de l’album. Ce faisant, il place Blake et Mortimer presque à son niveau : des personnages glorieux, légendes de leur temps.

Un Maître succède à un Maître

Le Serment des cinq Lords est dessiné par André Juillard qui délivre, comme toujours, un travail quasiment parfait. Le français, Grand Prix de la ville d’Angoulême 1996, s’approprie avec bonheur les personnages et l’univers créés par Jacobs. En adaptant son style à la fameuse « ligne claire » propre à la série, Juillard respecte ainsi la charte graphique de Blake et Mortimer et rend une copie pleine de fluidité, très facile à appréhender et dans laquelle le lecteur peut s’intégrer très facilement. Les principaux personnages sont ainsi parfaitement reconnaissables, les personnages secondaires et temporaires très bien choisis et représentés et les lieux habituels de l’action, tels le 99 bis Park Lane où cohabitent les deux vieux garçons les plus célèbres de la BD, garde son aspect familier pour les ultra fans jacobsiens.
Mais là où Juillard excelle, c’est dans l’atmosphère et la mise en images de l’ambiance voulue par son scénariste. Ainsi, que ce soit dans l’incipit de l’album se passant en novembre 1919 « un des plus froids et pluvieux qu’ait connus le sud de l’Angleterre », où dans l’action même de la BD, dans « les bourrasques de neige qui fouettent les toits de la cité universitaires » de l’Oxford des années 50, le dessinateur sait parfaitement refléter le climat recherché. Il est bien aidé en cela par la coloriste Madeleine De Mille. Sachant parfaitement manier la palette de gris, bleu et noir dans les scènes de nuit ou de tempête, le rouge et l’ocre pour les intérieurs ou bien encore le noir et blanc pour les flashbacks, De Mille exécute brillamment son labeur dans le style sobre et efficace d’un Blake et Mortimer.

Couverture de Blake et Mortimer 21 : Le Serment des cinq Lords
Couverture de Blake et Mortimer T21 : Le Serment des cinq Lords (2012), par Yves Sente, André Juillard et Madeleine De Mille, éditions Blake et Mortimer. D’après les personnages d’Edgar P Jacobs !

La série Blake et Mortimer a connu son heure de gloire dès son lancement dans le premier épisode du journal Tintin, le 26 septembre 1946. Proche d’être ringardisée à la mort de son créateur, dans les années 80, elle renait de ses cendres avec les reprises proposées par son éditeur, dès 1996. Parmi les albums post Jacobs, Le serment des cinq lords permet, par son scénario, son ambiance et son climat, de continuer à moderniser la série en humanisant ses personnages phares. Cet opus de la collection, en plaçant la petite histoire dans la grande, montre que Blake et Mortimer, en plus de s’en inspirer, font réellement partie des légendes. Elle montre aussi que la marche du monde ne cesse d’inspirer la fiction.