nouvelle de Fafhrd et le Souricier Gris, Fritz Leiber

« Beauty and the Beasts » (« La Belle et les Bêtes ») est une nouvelle de Fritz Leiber publiée en 1974 dans l’anthologie The Book of Fritz Leiber. Est-il besoin de présenter Fafhrd et le Souricier Gris, duo de mauvais garçons incontournables de la sword and sorcery, c’est-à-dire de la fantasy, aux côtés de personnages célèbres tels que Conan le Cimmérien ou autre Elric de Melniboné ? Peut-être ! Il faut dire que ce qu’on appelle en France le Cycle des Épées est plus ou moins méconnu. Le lecteur curieux pourra donc lire « Intronisation« , bref texte qui présente Fafhrd et le Souricier Gris et rapporte leur première rencontre.
La nouvelle ci-dessous, dans une traduction personnelle suivie de quelques notes et du texte en anglais (américain), peut se lire quant à elle comme une petite synthèse des éléments caractéristiques du Cycle : magie, action, humour, dérision, pointe d’érotisme…

La Belle et les Bêtes

Elle était sans nul doute la plus belle fille de Lankhmar, ou de tout Nehwon, ou de tout autre monde. Aussi Fafhrd, l’homme du nord aux cheveux roux, et le Souricier Gris, celui-là homme du sud au teint bistre, aux traits félins, la suivaient-ils bien naturellement.
Elle se nommait, chose des plus étranges, Slenya Akkiba Magus, la brunette la plus envoûtante de tous les mondes, mais aussi, chose des plus bizarres, la blonde la plus ensorcelante. Ils savaient que Slenya Akkiba Magus était son nom parce que quelqu’un l’avait crié haut et fort comme elle glissait devant eux, remontant la rue Peinchebec, en parallèle de la rue d’Or, et elle avait hésité un instant, se recroquevillant à la manière de quelqu’un dont le nom vient d’être clamé à l’improviste, avant de s’en aller furtivement, sans regarder alentour.
Ils ne virent jamais qui l’avait interpellée. Quelqu’un sur un toit, peut-être. Ils examinèrent en passant la Cour Sequin, mais elle était vide. Il en était de même de la Cour de l’Or des Sots.
Slenya mesurait cinq centimètres de plus que le Souricier Gris, et vingt-cinq centimètres de moins que Fafhrd — une bonne taille, pour une fille.
« Elle est pour moi, murmura le Souricier Gris, très autoritaire.
— Non, elle est pour moi, murmura Fafhrd en réponse, avec une écrasante désinvolture.
— Nous pourrions la couper en deux, » dit le Souricier d’une voix sifflante.
Il y avait une logique fantaisiste à cette suggestion car, chose très extraordinaire, elle était entièrement noire du côté droit, et entièrement blanche du côté gauche. On pouvait voir la ligne de séparation descendre le long de son dos, d’une façon très distincte, en raison de la finesse extrême de la robe de soie beige qu’elle portait. Ses deux couleurs se divisaient parfaitement au niveau des fesses.
Du côté blanc, sa chevelure était entièrement blonde. Du côté noir, elle était toute brune.
À ce moment-là un guerrier noir ébène surgit de nulle part et attaqua Fafhrd de son cimeterre en laiton.
Dégainant promptement son épée Griseverge, Fafhrd para en angle droit. Le cimeterre vola en éclats, et les fragments de laiton s’éparpillèrent alentour. Le poignet de Fafhrd, maniant Griseverge comme un fouet, décrivit un cercle et trancha la tête de son adversaire.
Cependant le Souricier se voyait soudainement confronté à un guerrier blanc ivoire surgi d’un autre nulle part et armé d’une rapière d’acier, plaquée argent. Le Souricier tira vivement Scalpel de son fourreau, lia l’épée de l’autre, puis lui transperça le cœur.
Les deux amis se congratulèrent mutuellement.
Ils regardèrent ensuite autour d’eux. Hormis les cadavres, la rue Peinchebec était vide.
Slenya Akkiba Magus avait disparu. Le duo médita la chose pendant bien cinq battements de cœur et deux inhalations. Puis le froncement de sourcils de Fafhrd s’évanouit, ses yeux s’écarquillèrent.
« Souricier, dit-il. La fille s’est scindée en ces deux scélérats ! Cela explique tout. ils venaient du même nulle part.
— Du même quelque part, tu veux dire, chicana le Souricier. Un mode de reproduction des plus exotiques, ou plutôt de fission.
— Et une qui alterne les sexes, ajouta Fafhrd. Peut-être que si nous examinions les dépouilles… »
Ils baissèrent les yeux, trouvant la rue Peinchebec encore plus vide. Les deux corps n’avaient laissé aucune trace sur les pavés. Même la tête coupée avait disparu du pied du mur contre quoi elle avait roulé.
« Une excellente manière de se débarrasser d’un corps, » approuva Fafhrd. Son oreille avait perçu le piétinement sourd du guet son cliquetis impudent.
« Ils auraient pu s’attarder assez longtemps pour que nous fouillions bourses et pochettes, à la recherche de joyaux et de métal précieux, répliqua le Souricier sur un ton de reproche.
— Mais quel était le fin mot de cette histoire ? interrogea Fafhrd, perplexe. Un magicien noir et blanc ?
— Il est futile de faire des briques sans avoir de paille, l’interrompit Le Souricier. Allons dare-dare à la Lamproie Dorée pour y boire à la santé de la fille, qui était indubitablement à tomber par terre.
— D’accord. Et nous boirons en son honneur, de façon appropriée, de la stout la plus noire mêlée à du vin pétillant, le plus blanc d’Ilthmar. »

Fritz Leiber traduction nouvelle fantasy
Paysans célébrant la Nuit des Rois, 1635, peinture de David Teniers le Jeune.

Notes sur la traduction

Pour cette traduction j’ai choisi spécifiquement de traduire les noms des rues, ce qui rend plus évidente la volonté de Leiber d’évoquer des noms de métaux : l’or, bien sûr, mais aussi le cuivre ou le laiton (« brass »), et de façon plus étonnante le peinchebec, alliage de cuivre et de zinc, inventé au XVIIIème siècle ! mais qui, surtout… imite l’or. Les deux compères sont donc semble-t-il cernés de métaux précieux, qui pour cette fois leur échappent ! Ils dépenseront de toute façon ce qu’ils ont à l’auberge de Lamproie Dorée…
On pourra relever par ailleurs que Leiber emploie le mot « liches » pour désigner les cadavres : c’est un emploi rare mais avéré, qu’on retrouve notamment dans des textes de Clark Ashton Smith, mais le mot est depuis associé en fantasy à des sorciers morts-vivants, image popularisée d’abord par le jeu de rôle.
J’ai conservé tant bien que mal l’expression « to make bricks without straw », référence biblique, tirée de l’Ancien Testament et en particulier du livre de l’Exode : le pharaon refuse de laisser partir les Juifs guidés par Moïse, et les punit en leur refusant désormais la paille nécessaire à la fabrication des briques qu’ils sont censés produire pour lui. Cette expression est donc tout à fait saugrenue dans la bouche du Souricier, habitant d’un autre univers.
Dernier détail : j’ai traduit « Graywand », nom américain de l’épée de Fafhrd, par « Griseverge ». Traduction évidemment discutable, et « Greywand » est souvent rendu par « Bâton gris » voire « Baguette grise », le mot « wand » étant associé au bâton typique des magiciens. Mais le mot « verge », outre qu’il désigne une tige de métal, ce qui ne contredit pas l’idée d’une épée, permet aussi un jeu de mots salace qui ne dépare pas le texte, me semble-t-il.

Fafhrd et le Souricier Gris
La première apparition de Fafhrd et du Souricier Gris en bande dessinée ! C’était dans le numéro 201 de Wonder Woman (1972). On constate que le Souricier est un peu pâlot… Dessin de Dick Giordano.

Commentaire

Cette brève nouvelle paraît évidemment secondaire, dans l’œuvre de Leiber, mais aussi dans le Cycle des aventures de Fafhrd et du Souricier Gris. On peut formuler l’hypothèse qu’elle ait d’abord servi à compléter l’anthologie The Book of Fritz Leiber de 1974, qui comprenait des textes plus longs et déjà publiés par l’auteur : « Beauty and the Beasts » est ainsi une des rares nouvelles inédites de l’anthologie, ce qui pouvait pousser à l’achat un fan de la fantasy de Leiber. L’anthologie était publiée par DAW Books, maison relativement récente à l’époque (fondée en 1971 par Donald Allen Wollheim, éditeur déjà célèbre de science-fiction) qui était la première maison d’édition américaine d’envergure consacrée à la science fiction et la fantasy. The Book of Fritz Leiber mélange donc des textes des deux genres, et connaît assez de succès pour bénéficier de plusieurs éditions.
Mais Leiber devait avoir une idée derrière la tête : il reprend la nouvelle en 1977 pour son recueil de nouvelles consacré à Fafhrd et le Souricier gris intitulé Swords and Ice Magic, publiée dès 1983 en France sous le titre La magie des glaces (éditions Temps Futurs).
Dans le recueil, Leiber développe l’idée que Fafhrd et le Souricier ont vexé la Mort elle-même, et c’est donc elle qui envoie la mystérieuse « Beauté » leurrer les deux aventuriers et les amener dans un piège : utilisation ambiguë ici de l’érotisme, Leiber ne se privant pas d’insister sur des détails scabreux dans sa brève description de « Slenya », mais montrant bien aussi que ses deux antihéros sont deux grands nigauds, passablement obsédés, ce qui se retourne contre eux. Leiber s’amuse d’ailleurs à mettre en parallèle rues et cours, les unes promettant or et fortune, les autres son illusion : « l’or des sots » est bien ce qui attend Fafhrd et le Souricier. Après tout, qui sont les « bêtes » du titre ?
Autre utilisation du parallèle, pour des considérations essentiellement esthétiques à priori : le grand nordique blanc Fafhrd affronte le guerrier ébène tandis que le Souricier, petit homme du sud basané, affronte le guerrier blanc. Leiber aime utiliser les contrastes, dans une logique qui évoque plus le Yin et le Yang que le manichéisme.

She was undoubtedly the most beautiful girl in Lankhmar, or all Nehwon, or any other world. So Fafhrd, the red-haired Northerner, and the Gray Mouser, that swarthy, cat-faced Southerner, were naturally following her.
David avec la tête de Goliath, peinture de Caravage, 1606-1607 ou 1609-1610.

Beauty and the Beasts

She was undoubtedly the most beautiful girl in Lankhmar, or all Nehwon, or any other world. So Fafhrd, the red-haired Northerner, and the Gray Mouser, that swarthy, cat-faced Southerner, were naturally following her.
Her name, most strangely, was Slenya Akkiba Magus, the most witching brunette in all the worlds, and also, most oddly, the most sorcerous blonde. They knew Slenya Akkiba Magus was her name because someone had called it out as she glided ahead of them up Pinchbeck Alley, which parallels Gold Street, and she hesitated for an instant in that drawing-together fashion one only does when one’s name is unexpectedly called out, before gliding on without looking around.
They never saw who called. Perhaps someone on a roof. They looked into Sequin Court as they passed, but it was empty. So was Fools Gold Court.
Slenya was two inches taller than the Gray Mouser and ten shorter than Fafhrd—a nice height for a girl.
« She’s mine, » the Gray Mouser whispered with great authority.
« No, she’s mine, » Fafhrd murmured back with crushing casualness.
« We could split her, » the Mouser hissed judiciously.
There was a zany logic to this suggestion for, quite amazingly, she was completely black on the right side and completely fair on the left side. You could see the dividing line down her back very distinctly. This was because of the extreme thinness of the dress of beige silk she was wearing. Her two colors split exactly at her buttocks.
On the fair side her hair was completely blonde. On the black side it was all brunette.
At this moment an ebony-black warrior appeared from nowhere and attacked Fafhrd with a brass scimitar.
Drawing his sword Graywand in a rush, Fafhrd parried at a square angle. The scimitar shattered, and the brazen fragments flew about. Fafhrd’s wrist whipped Graywand in a circle and struck off his foe’s head.
Meanwhile the Mouser was suddenly faced by an ivory-white warrior sprung from another nowhere and armed with a steel rapier, silver-plated. The Mouser whisked out Scalpel, laid a bind on the other’s blade, and thrust him through the heart.
The two friends congratulated each other.
Then they looked around. Save for the corpses, Pinchbeck Alley was empty.
Slenya Akkiba Magus had disappeared.
The twain pondered this for five heartbeats and two inhalations. Then Fafhrd’s frown vanished and his eyes widened.
« Mouser, » he said. « The girl divided into the two villains! That explains all. They came from the same nowhere. »
« The same somewhere, you mean, » the Mouser quibbled. « A most exotic mode of reproduction, or fission rather. »
« And one with a sex alternation, » Fafhrd added. « Perhaps if we examined the corpses— »
They looked down to find Pinchbeck Alley emptier still. The two liches had vanished from the cobbles. Even the chopped-off head was gone from the foot of the wall against which it had rolled.
« An excellent way of disposing of bodies, » Fafhrd said with approval. His ears had caught the tramp and brazen clank of the approaching watch.
« They might have lingered long enough for us to search their pouches and seams for jewels and precious metal, » the Mouser demurred.
« But what was behind it all? » Fafhrd puzzled. « A black-and-white magician? »
« It’s bootless to make bricks without straw, » said the Mouser, cutting him short. « Let us hie to the Golden Lamphrey and there drink a health to the girl, who was surely a stunner. »
« Agreed. And we will drink to her appropriately in blackest stout laced with the palest bubbly wine of Ilthmar. »