poème amour homosexuel

« Fragment » est le titre donné par George Cecil Ives à trois poèmes de son recueil Eros’ Throne (« Le trône d’Éros ») publié en 1900. Le recueil s’inscrit dans le courant des Uraniens, groupe d’auteurs homosexuels, qui traitent principalement du thème de l’amour, en s’appuyant sur une idéalisation de l’Antiquité grecque, à quoi s’ajoute l’influence des Feuilles d’herbe (Leaves of Grass) du poète américain Walt Whitman. La poésie est perçue par Ives comme un moyen de défier la politique et les idées hostiles à l’homosexualité.
George Cecil Ives (1867-1950) est un auteur anglais, engagé en particulier pour la réforme du système pénal et pour la décriminalisation de l’homosexualité au Royaume-Uni, ce qu’il appelle lui-même « la Cause » (The Cause »). Figure du milieu littéraire anglais, il est membre de l’Authors’ Club, où il rencontre Oscar Wilde ; il a d’ailleurs une brève liaison avec (Lord) Alfred Douglas, amant tumultueux de Wilde. Le militantisme d’Ives le conduit à fonder en 1897 l’Ordre de Chéronée (Order of Chaeronea), société secrète homosexuelle qui doit servir de sanctuaire pour ses membres face à l’oppression sociale (on peut rappeler ici que Wilde est condamné en 1895 pour « indécence aggravée », façon de désigner ce qui est alors le crime d’activités sexuelles entre hommes). Ives est également membre de l’Humanitarian League, lobby qui défend les droits des humains et des animaux, s’opposant entre autres aux châtiments corporels et à la chasse. Ives visite ainsi des prisons de différents pays pour étudier et rendre compte des différents ordres judiciaires.
Je propose donc ci-dessous une traduction de trois poèmes de Ives, que je regroupe grossièrement sous le titre « fragments amoureux » pour faire le lien avec le titre de son recueil.
La traduction est suivie de brèves remarques et du texte anglais.

Fragments amoureux.

FRAGMENT.

Révolu, mais comblé ;
Non pas l’Éternité,
Quoique les âges s’en vont comme du sable,
Dispersés en myriades de grains,
Ne peut défaire même une fois.

FRAGMENT.

J’endure, dans le déferlement de la lame ;
La paix est tienne, où jamais le courant
Ne peut navrer ni fâcher, ni la mer
Briser le silence sacré de l’éternité.

FRAGMENT.

Je conçois la vie tel un camée, un médaillon.
Le bleu du ciel est pareil à de l’émail,
Le vert de la terre
Et l’éclat rouge du soleil
Font certes un décor magnifique ;
Cependant au centre de tout
Je vois deux Amoureux,
Et ils sont le chef d’œuvre
Pour qui tout le reste est relatif.

Côte australienne, Février, 1899.

Remarques

Ives, contraint par la prudence, n’aborde pas ici explicitement le thème de l’amour homosexuel, mais le cadre de pensée est celui de son Ordre de Chéronée, qui impliquait notamment de faire accepter l’homosexualité comme naturelle, d’où sans doute l’insistance sur la nature et sa beauté, et son caractère durable (Ives insiste sur l’éternité) : soit, la nature et l’homosexualité ne peuvent être changés, être « défaits » (premier fragment). Le deuxième fragment suggère ce qu’implique de difficultés la vie homosexuelle dans un cadre défavorable (« déferlement de la lame »), opposé ici au « silence sacré », qui était une des règles majeures de l’Ordre de Chéronée, pour que soit garantie la protection de ses membres. Cette idée du secret intime et nécessaire, ainsi que de la confiance heureuse en la nature, reparaît dans le dernier fragment : camée et médaillon sont les bijoux gardés au plus près de soi (éventuellement aussi, des cadeaux amoureux), la nature offre un cadre de beauté où se tiennent les amoureux, sans précision de genre. L’amour est donc présenté comme une transcendance qui rejoint un idéal artistique, celui par exemple de la poésie des Uraniens. La mention finale de la côte australienne contribue par ailleurs à l’idée d’amour universel.

poème amour homosexualité
The Wrestlers (« Les lutteurs »), 1905, peinture de George Luks (source).

Texte anglais

FRAGMENT.

Passed but fulfilled ;
Not Eternity,
Though the ages come as sand,
Strewn in myriad grains,
Can once undo.

FRAGMENT.

In the lash of the wave I abide ;
Peace is thine, where never the tide
Can vex nor chafe, nor the sea
Break the hallowed hush of eternity.

FRAGMENT.

I SEE Life as a cameo, a medallion.
The blue of the sky is as enamel,
The green of the earth
And the red radiance of sunshine
Are indeed beautiful setting ;
But yet in the centre of all
I see two Lovers,
And they are the master-work
To whom all else is relative.

Australian Coast, February, 1899.

En prolongement :

L’ILGA World propose des cartes, « représentations visuelles les plus partagées de la manière dont les personnes LGBTIQ sont affectées par les lois et les politiques dans le monde« .