
« La caravane » (« The Caravan ») est un poème en prose de Clark Ashton Smith, septième de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. Smith, ayant des problèmes de santé, se consacre alors à la poésie, plutôt qu’à des récits plus longs. Lovecraft découvre Smith à cette époque, grâce à la lecture d’Ébène et Cristal, où il retrouve un attrait comparable au sien pour le fantastique, et des références comme Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith a traduit), le symbolisme… et les deux hommes commencent à correspondre.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie de quelques remarques et du texte en langue d’origine (États-Unis).
La caravane
Mes rêves sont comme une caravane qui partit longtemps auparavant, dans un tumulte de bannières et de lances intrépides, la clameur des clairons et des chansons emplies de bravoure et d’aventures, en quête des horizons de pays barbares, vierges et périlleux, des royaumes immenses évoqués par de vagues rumeurs, aux cités aussi somptueuses et opulentes que celles du Paradis, et aux vallées édéniques qui étendent, sous l’azur silencieux des ciels primordiaux, la palme, la cannelle et la myrrhe. C’est pour commercer parmi les domaines du mystère et des merveilles, sur les marchés de cités à peine imaginables, dans des métropoles distantes d’un million de lieues, au dernier horizon de l’amour, que mes rêves partirent, tels une caravane dont les chameaux portent leur charge. Depuis lors, les années se sont accumulées, les jours se sont envolés ainsi que des nuées d’hirondelles s’en allant vers le sud ; d’innombrables lunes se sont multipliées, dans l’éclat fugitif de l’argent, et d’indénombrables soleils dans l’éclat outré de l’or. Pourtant, hélas, mes rêves ne sont pas revenus. Les tourbillons de sable les ont-ils engloutis, lors d’une tempête de la mi-journée, lorsque le désert s’élève comme la mer et enroule ses volutes fauves sur les les jardins enclos des terres verdoyantes et parfumées ? Ou ont-ils péri, dévorés par les démons cramoisis de la soif, les goules et les vautours ? Ou bien vivent-ils encore, en captifs de donjons étrangers qu’il est impossible de découvrir, ou détenus par le sort d’un magicien dans des palais érigés par des démons, et des cités aussi baroques et splendides que celles d’un conte tiré des Mille et Une Nuits ?
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Un songe du Léthé ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Commentaire
Smith indique lui-même ici sa principale source d’inspiration, les Mille et Une Nuits, dont l’influence a été majeure sur les auteurs de l’époque (qu’on songe, pour le fantastique en France, au roman La Peau de chagrin de Balzac, daté de 1831). On pourra lire sur ce sujet les commentaires associés à La Roseraie de Machen, ou encore à l’Histoire du Necronomicon de Lovecraft. Smith s’inscrit donc dans le courant de l’Orientalisme, qui fantasme l’Orient, et pour lequel la caravane, convoi de marchandises associé surtout dans l’imaginaire au commerce de la route de la soie, était un motif important, notamment en peinture.
Smith rejoint par ailleurs Baudelaire dans l’évocation d’un voyage idéalisé et exotique, où les images orientales sont présentes. On peut citer quelques vers des Fleurs du Mal (recueil que Smith a traduit en anglais) : « Quand vers toi mes désirs partent en caravane, / Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. » (« Sed non satiata »), « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! » (« Le voyage »). Comme Baudelaire, Smith utilise un ton mélancolique et cruel, et on peut souligner que le thème du rêve correspond bien à Lovecraft dans les années 1920, époque où il est encore particulièrement influencé par Dunsany (la plupart des textes qu’il écrit durant cette période sont d’ailleurs rattachés au dit « cycle du rêve », lire par exemple Ex Oblivione : « Je trouvais dans mes rêves un peu de la beauté à laquelle j’avais vainement aspiré ma vie durant, et j’errais à travers de vieux jardins et des bois enchantés »).
THE CARAVAN
My dreams are like a caravan that departed long ago, with tumult of intrepid banners and spears, and the clamour of bugles and brave, adventurous songs, to seek the horizons of perilous untried barbaric lands, and kingdoms immense and vaguely rumoured, with cities beautiful and opulent as the cities of Paradise, and deep Edenic vales of palm and cinnamon and myrrh, lying beneath skies of primeval azure silence. For traffic in the realms of mystery and wonder, in the marts of scarce-imaginable cities, and metropoli a million leagues away, on the last horizon of romance, my dreams departed, as a caravan with its laden camels. Since then, the years are many, the days have flown as the flocks of southering swallows; unnumbered moons have multiplied in fugitive silver, uncounted suns in irretainable gold. But, alas, my dreams have not returned. Have the swirling sands engulfed them, on a noon of storm when the desert rose like the sea, and rolled its tawny billows on the walled gardens of the green and fragrant lands? Or perished they, devoured by the crimson demons of thirst, and the ghouls and vultures? Or live they still, as captives in alien dungeons not to be ascertained, or held by a wizard spell in palaces demon-built, and cities baroque and splendid as the cities in a tale from the Thousand and One Nights?