
« The Flower-Devil » (« La Fleur-Diable »), poème en prose de Clark Ashton Smith, provient du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. Smith, malade, se consacre alors à la poésie, et délaisse les récits longs. « The Flower-Devil » est le deuxième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil, qui peut se lire comme une micronouvelle et renvoyer à la nouvelle « The Demon of the Flower » (qui met en scène un monde dominé par des fleurs conscientes ). Smith est souvent cité avec Lovecraft, les deux liant connaissance par lettres grâce à la parution du recueil Ébène et Cristal. Ils partagent le goût du fantastique, ainsi que des thèmes et références littéraires dont Edgar Allan Poe, Milton, Swinburne, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith a traduit !) et les symbolistes français…
Je propose ci-après une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (États-Unis).
La Fleur-Diable – Clark Ashton Smith
En un bassin de porphyre, au sommet d’une colonne serpentine, la chose a existé depuis les premiers âges, au sein du jardin de rois qui gouvernent un royaume équatorial de la planète Saturne. Dotée d’un feuillage noir, fin et délicat telle la toile de quelque immense araignée ; de pétales d’un rose livide, et d’un violet pareil à celui de la chair en putréfaction ; d’une tige dressée comme un poignet bistre et velu au-dessus d’un bulbe si ancien, si recouvert de la croûte épandue des siècles qu’elle ressemble à une urne de pierre, la fleur monstrueuse exerce son empire sur le jardin entier. Au sein de cette fleur, depuis les temps de la légende la plus ancienne, demeure un démon malfaisant — un démon dont le nom et l’origine sont connus des magiciens supérieurs et des mystériarques du royaume, mais de nul autre. Sur les fleurs qui ne s’animent qu’à demi, les orchidées ophidiennes qui se torsadent et aiguillonnent, les lys semblables à la chauve-souris qui la nuit ouvrent leur pétales nervurés, et referment leurs petites dents jaunes sur les corps de libellules endormies ; les cacti carnivores aux lèvres vertes qui béent sous leurs barbes d’épines vénéneuses ; les plantes qui palpitent comme des cœurs, les bourgeons qui pantèlent, leur souffle chargé d’un parfum venimeux — sur tous ceux-ci, la Fleur-Diable est suprême, en sa maligne immortalité, et son intelligence maléfique et perverse —les incitant à une étrange malveillance, à des méfaits fantastiques, voire à des actes de rébellion contre les jardiniers, qui accomplissent leurs tâches avec prudence et trépidation, puisque plus d’un d’entre eux a été mordu, jusqu’à même en mourir, par quelque fleur vicieuse et venimeuse. Par endroits, le jardin s’est ensauvagé faute d’entretien de la part des jardiniers apeurés, devenant un enchevêtrement monstrueux de lianes serpentines, et de plantes à têtes d’hydre, qui s’enroulent et se contorsionnent pour la haine létale ou l’amour envenimé, et sont aussi horribles qu’une débandade de vipères et de pythons querelleurs.
Et, de même que ses innombrables ancêtres avant lui, le roi n’ose pas détruire la Fleur, de crainte que le diable, expulsé de son habitat, ne se mette en quête d’une nouvelle demeure, et n’entre dans la cervelle ou bien le corps de l’un des sujets du roi — ou même le cœur de la plus belle, la plus douce, de sa reine bien-aimée !
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Le Voyageur » (« The Traveller »).
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Commentaire
Lovecraft dans sa correspondance semble avoir mentionné en particulier « The Flower-Devil » comme l’un des poèmes de Smith qui l’a le plus marqué. On peut évidemment rapprocher le poème de la nouvelle « The Demon of the Flower« , publié en 1933 dans le magazine pulp Astounging Stories, qui décrit également des plantes inquiétantes et en fait même tout un peuple, « the lords of Lophai », dirigé par le « Voorqual », dont un démon a fait son avatar (« in which a tutelary demon, more ancient than the twin suns, was believed to have made its immortal avatar. ») Smith reprend d’ailleurs des éléments de description de son poème pour évoquer le Voorqual : « The demon flower sprang from a bulb so incrusted with the growth of ages that it resembled a stone urn ». Le transfert d’éléments du poème à la nouvelle ne s’arrête pas à la description, puisque Smith reprend l’idée finale du poème et du risque encouru si la fleur venait à être détruite, la nouvelle devenant ainsi une variante, plus longue, plus narrative, de ce qui constituait essentiellement une vision poétique.
On retrouve bien sûr avec ce poème les caractéristiques attendues (voir le commentaire du poème « Le Voyageur ») : goût du mot rare, complexité de la syntaxe, imagerie fantastique qu’on associe bien sûr à la fantasy et à l’horreur, et qui s’inscrit dans la démarche du courant symboliste. On peut s’amuser également à distinguer une pointe de science-fiction, la planète Saturne servant ici de lieu exotique où l’imagination ne s’embarrasse toutefois guère de science (Lovecraft procédera de façon assez semblable en faisant de Pluton la planète Yuggoth de ses poèmes), mais fournissant au lecteur un référent connu.
Smith ne se prive pas par ailleurs de multiplier les allusions au serpent pour animaliser ses plantes, s’appuyant en partie sur son poids dans la symbolique chrétienne (en choisissant le mot « devil » dans le titre, il convoque immédiatement cet imaginaire chrétien), des termes comme « rébellion » ou « nativity » (rendu dans ma traduction par le plus vague « origine ») qui rappellent Lucifer. Il y ajoute des éléments gréco-latins, qu’il s’agisse de l’hydre, du pluriel latin cacti (possible en anglais, cela dit), ou de la colonne serpentine. Le terme « mysteriarch » contribue à relier les traditions : le mot proviendrait du latin d’église mystēriarchēs (“celui qui préside aux sacrements chrétiens”) et au-delà du grec mustēriárkhēs (“celui qui maîtrise les mystères religieux »).
Nous voici loin en tout cas du jardin d’Éden ! Ou même du jardin de roses d’Arthur Machen… Tout ici est menace et danger, et la nature, comme notamment dans les textes de Dunsany, ou encore dans le poème « Le Roi et le Chêne » de Robert E. Howard, semble vouée à se retourner contre ceux qui se croient ses maîtres. Le thème était porteur au début du XXème siècle hanté par la révolution industrielle, et l’est toujours aujourd’hui…

THE FLOWER-DEVIL
In a basin of porphyry, at the summit of a pillar of serpentine, the thing has existed from primeval time, in the garden of the kings that rule an equatorial realm of the planet Saturn. With black foliage, fine and intricate as the web of some enormous spider; with petals of livid rose, and purple like the purple of putrefying flesh; and a stem rising like a swart and hairy wrist from a bulb so old, so encrusted with the growth of centuries that it resembles an urn of stone, the monstrous flower holds dominion over all the garden. In this flower, from the years of the oldest legend, an evil demon has dwelt—a demon whose name and whose nativity are known to the superior magicians and mysteriarchs of the kingdom, but to none other. Over the half-animate flowers, the ophidian orchids that coil and sting, the bat-like lilies that open their ribbèd petals by night, and fasten with tiny yellow teeth on the bodies of sleeping dragonflies; the carnivorous cacti that yawn with green lips beneath their beards of poisonous yellow prickles; the plants that palpitate like hearts, the blossoms that pant with a breath of venomous perfume—over all these, the Flower-Devil is supreme, in its malign immortality, and evil, perverse intelligence—inciting them to strange maleficence, fantastic mischief, even to acts of rebellion against the gardeners, who proceed about their duties with wariness and trepidation, since more than one of them has been bitten, even unto death, by some vicious and venefic flower. In places, the garden has run wild from lack of care on the part of the fearful gardeners, and has become a monstrous tangle of serpentine creepers, and hydra-headed plants, convolved and inter-writhing in lethal hate or venomous love, and horrible as a rout of wrangling vipers and pythons.
And, like his innumerable ancestors before him, the king dares not destroy the Flower, for fear that the devil, driven from its habitation, might seek a new home, and enter into the brain or body of one of the king’s subjects—or even the heart of his fairest and gentlest, and most beloved queen!