Clark Ashton Smith texte à lire en ligne

« La princesse Almeena » (« The Princess Almeena ») est un poème en prose de Clark Ashton Smith, le huitième de la section « Poèmes en prose » de son recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) paru en 1922. Malade, Smith se tourne vers la poésie, délaissant un temps le récitLovecraft découvre d’ailleurs Smith grâce à la poésie et à la lecture d’Ébène et Cristal, où il reconnaît un goût comparable au sien pour le fantastique, le weird, et des références livresques : Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith a traduit), le symbolisme… et les deux hommes entament alors une correspondance.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie de quelques remarques et du texte en langue d’origine (États-Unis).

La princesse Almeena

Du haut de son balcon de perles, la princesse Almeena, parée de sa robe de soie irisée, ayant dénoué ses longues mèches jaunes sable, plonge le regard dans la mer inondée de soleil, par-delà une terrasse de marbre vert où des paons montent la garde. Au-dessous, dans les teintes diverses de la lumière, des arbres fantastiques, aux fûts serpentins, déploient des frondaisons délicates comme des chevelures qui s’emmêlent aux feuilles en forme de lune d’énormes lis. Des roseaux arc-en-ciel se rassemblent auprès des bassins et des fontaines d’eau noire, qui sont bordées de malachite sculptée. Mais à ceci la princesse ne prête pas attention, elle contemple plutôt les mers dans le lointain, où les ichors dorés du soleil se sont amassés en un vaste lac qui déborde l’horizon. Avant longtemps, un vent venu de l’ouest, des îles où les palmes s’épanouissent au-dessus de l’écume pourpre, apporte dans son haleine le parfum de fleurs inconnues qui vient se mêler aux baumes du jardin, et au profond soupir de la princesse — la princesse qui rêve, oreille tendue au vent, que son amant, capitaine de la plus redoutable trirème de guerre de l’empereur, comme il vogue sur les mers bleues ciel par-delà l’horizon et le couchant, s’est souvenu de son charme farouche et royal, et qu’il a poussé dans le fond de son cœur une plainte secrète.

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« La caravane ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil : 
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Clark Asthon Smith texte à lire en ligne
Plage à Heist, 1891-1892, peinture de Georges Lemmen.

Commentaire

Comme c’était le cas avec la plupart des poèmes en prose précédents, Clark Ashton Smith construit une fois encore l’image d’un orient fantasmé, directement inspiré par Les Mille et Une Nuits. Il se prête en particulier à une évocation précieuse des sentiments amoureux, le vent marin faisant ici office de vent messager entre des amants qu’opposent aussi bien leur situation géographique que sociale. Tout ici rappelle l’ordre et la beauté, le luxe, le calme et la volupté célébrés par Baudelaire dans son « Invitation au voyage ». Smith insiste sur la variété des couleurs, conférant au texte une dimension picturale. Deux couleurs peut-être dominent : le jaune, explicitement associé à la chevelure de la princesse, revient par par l’évocation des « ichors dorés du soleil » ; le vert est associé au minéral du marbre et de la malachite. Mais Smith de toute façon met en avant l’idée de mélange, qui pourrait correspondre à l’impressionnisme. C’est cependant le parfum, vague, qui sert d’intermédiaire aux amants séparés, la princesse paraissant contemplative plutôt que malheureuse, en proie à une douce mélancolie dans son locus amoenus (« lieu amène », idéal latin qui fait par exemple d’un jardin un lieu de l’esprit). Le ton est donc ainsi moins tragique que dans d’autres poèmes (voir « Un songe du Léthé« ).
Le nom d’Almeena reste intriguant : il ne semble pas venir des Mille et Une Nuits, mais existerait en langue arabe comme dérivé d’Amin, et pouvant se traduire alors par « fidèle ». Le capitaine donc sera-t-il à la hauteur de la fidélité de sa princesse, dont on a le seul point de vue ?

THE PRINCESS ALMEENA

From her balcony of pearl the princess Almeena, clad in a gown of irisated silk, with her long and sable locks unbound, gazes toward the sunset-flooded sea beyond a terrace of green marble that peacocks guard. Below, in the tinted light, fantastic trees whose boles are serpentine, train a fine and hairlike foliage, mingling with the moon-shaped leaves of enormous lilies. Rainbow-coloured reeds cluster about the pools and fountains of black water, that are rimmed with carven malachite. But these the princess does not heed, but gazes upon the far-off seas, where the golden ichors of the sun have gathered in a vast lake overflowing the horizon. Ere long, a wind from the west, from islands where palm trees blossom above the purple foam, brings in its breath the odour of unknown flowers to mingle with the balms of the garden, and the sweet suspiration of the princess—the princess who dreams, listening to the wind, that her lover, the captain of the emperor’s most redoubtable trireme of war, sailing the sky-blue seas beyond the horizon and the sunset, has remembered her wild and royal loveliness, and has breathed in his heart a secret sigh.