Paul Claudel Partage de midi analyse

Il est certaines figures littéraires qui ne trouveront jamais leur place dans un monde partial et binaire. Tantôt adorées par un petit nombre, tantôt haïes par la majorité, ces légendes de la plume ne sont pourtant jamais oubliées. Elles font partie de cette caste flatteuse mais désastreuse des écrivains que l’on juge ambivalents, incompréhensibles, bref hermétiques parce que trop subtils.

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Nombreux sont ceux par exemple qui rejettent Paul Claudel, ce poète, dramaturge, et écrivain du XXe siècle, dont on a toujours préféré conter l’histoire personnelle plutôt que l’histoire littéraire. Cruel Claudel qui enfermât sa sœur, Camille, la féministe, la maudite, la véritable génie de la famille, l’amante du grand Rodin ! Qu’il brûle en enfer, ce catholique qui n’en a que l’apparence, sans foi ni loi, baignant dans la diplomatie et la politique houleuse d’une République colonialiste !

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Paul Claudel enlaçant le Buste de Camille Claudel aux cheveux courts par Auguste Rodin. (Anonyme)

Qu’ils soient catholiques ou athées, monarchistes ou républicains, tous se mettent d’accord pour dédaigner l’œuvre de Claudel, et l’homme lui-même. Pire, le désamour continue de nos jours. Qui a véritablement lu Paul Claudel ? Peut-être avons-nous vaguement survolé cette pièce interminable du Soulier de Satin, parce que fut un temps, à l’école, nous étions encore obligés de lire une œuvre qui faisait plus de cent pages. Mais l’histoire s’arrête là.
Michel Autrand dans son article intitulé « Paul Claudel, victime exemplaire de l’histoire littéraire », rappelle à quel point cet auteur est méconnu et victime d’un triple phénomène : le contexte historique d’abord, l’histoire littéraire ensuite, Claudel s’inscrivant dans une période marquée par le symbolisme qui souffre d’une absence de définitions claires et précises de ses concepts, et enfin, Paul Claudel lui-même, auteur de son propre sacrifice sur l’autel des mémoires. Il peine en effet à s’identifier à ce courant même s’il en adopte le vers libre, les images éminemment bibliques et mythologiques, ainsi que la recherche d’une langue « signe ». Il est à part dans un courant qui l’est tout autant.
Cette incapacité à se concilier un public tient tout autant à la manière dont Claudel lui-même aborde ses œuvres. Prenons, par exemple, la pièce du Partage de Midi. Un monument d’ambivalence et de paradoxes ! Si vous l’avez déjà lue, relisez-la… Si vous ne l’avez pas encore fait, je vous conseille vivement de vous y reprendre à trois fois, car cette pièce dévoile toute sa beauté et sa profondeur, une fois qu’on l’a décortiquée, ou du moins assimilée. C’est en la lisant qu’on comprend pourquoi cet auteur est déprécié par l’ensemble des lecteurs, si éclectiques soient-ils.

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Photographie de Daniel Candel, lors de la représentation de Partage de Midi mis en scène par Andonis Vouyoucas. – Paris : Théâtre des Mathurins, 08-05-1986. 

Le protagoniste, Mesa, c’est Claudel. Un homme animé d’absolu, mais malheureusement déçu parce qu’on lui a refusé l’entrée au séminaire. Il se retrouve donc sur un bateau pour aller exploiter nos colonies et se salir les mains. C’est là qu’il rencontre LA femme. Un écrin de beauté malfaisante, manipulatrice, tentatrice, bref une Éve mal léchée. Elle est mariée, il est puceau. Il sombre petit à petit dans l’amour interdit – et tentant – tout en parvenant quand même à donner des leçons de morale et de spiritualité à tout va : en bref, un hypocrite. Je vois déjà vos yeux pétiller : on n’imaginait pas ça de notre bon vieux papi traditionaliste et diplomate, il fallait nous dire plus tôt que Claudel, c’était aussi des histoires de fesses ! Eh bien mes chers amis, ne vous méprenez pas, tout est subtil, ambigu, flouté. L’histoire est quelque peu banale, le traitement ne l’est pas.
Les mots de Claudel laissent transparaître une pensée profonde, une tragédie, et un mal être existentiel que nous avons tous expérimenté : soit le fossé entre nos principes et nos actes, entre la pratique et la théorie. Claudel avait soif de pureté et de perfection, son ego souvent se vantait d’être de ces hommes entiers et passionnés. Mais Claudel était aussi faible, instable et heureusement, profondément humain. Voilà le drame de sa vie et de son art. Pour le comprendre et l’apprécier, il faudrait reconnaître notre propre ambivalence, si peu acceptable dans un monde où l’opinion de la masse est la plus forte, où tout est blanc ou noir, aseptisé ou incroyablement crasseux. Rien n’est en effet plus réconfortant que d’avoir un avis net et tranché sur les choses, une position qui n’admettra aucune contradiction.

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Photographie de Jean-Louis Fernandez lors de la représentation de Partage de Midi au Théâtre de la Ville, mise en scène par Éric Vigner en février 2019.

À lire ou relire Claudel, on se heurte à une pensée qui admet le gris, qui admet la nuance des mots, des choses et des êtres. Voilà en définitive, les raisons pour lesquelles on a sacrifié l’homme et l’auteur. Trop catholique pour être anarchiste, ou trop anarchiste pour être catholique, les zélés (donnez-leur le nom que vous voudrez) ont préféré l’écarter plutôt que l’écouter. Trop obscur pour être vrai, ou trop vrai pour être sérieusement lyrique, les lecteurs et critiques littéraires ont préféré qualifier son oeuvre d’ovni plutôt que de lui accorder une originalité textuelle propre à déployer l’arc-en-ciel de notre humanité déchue.
Partage de midi est finalement une pièce qui donne les clefs de lecture de l’esthétique claudélienne. L’usage, par exemple, des mythes païens, notamment celui de Tristan et Yseult, s’il est un outil dramaturgique nécessaire à construire l’esthétique de l’amour total, est cependant vite infléchi par l’esthétique d’un amour total transfiguré par la religion catholique.
Quand on considère par exemple, à la fin de la pièce (attention spoiler alerte), le suicide des deux amants, on voit là l’apothéose de l’action dramatique, cette nécessité de l’auteur à faire mourir les deux personnages pour que s’accomplisse l’exigence de l’amour total. Ce n’est jamais accidentel si Roméo rate le réveil de Juliette, ou si Yseult arrive seulement au moment où Tristan rend l’âme.
Chez Wagner, comme chez Shakespeare, la puissance de mort l’emporte sur le désir et la joie suprême est celle de l’anéantissement. Pourtant chez Claudel, la mort prend une toute autre signification. Certes le mythe de Tristan et Yseult lui sert d’amorce pour illustrer l’extrémité de l’amour humain, encore ancré dans la mythologie de l’amour antique, où la fatalité préfigure la providence chrétienne. Mais en s’appuyant également sur les mythes bibliques, Claudel dépasse le schéma tragique et antique auxquels se sont arrêtés la plupart des artistes symbolistes, à commencer par Wagner.
Ce qui restait de l’ordre de l’invisible et de l’indicible chez les symbolistes, manifestation d’une puissance indéchiffrable et, par là même, terrifiante, devient circonscrit chez Claudel par la réponse de la foi chrétienne. Il suffit d’observer avec quelle sérénité les deux amants décident de mourir côte à côte. Ils se donnent eux-mêmes les sacrements de la pénitence, de l’eucharistie et du mariage. Plus rien en eux n’est égoïste, et leur seul désir n’est pas dans l’anéantissement mais bien au contraire dans l’espérance d’une éternité en Dieu :

Mesa.- Je consens à toi, Ysé.
Ysé.- Je consens à toi, Mesa.
Mesa.- Tout est consommé, mon âme.
Ysé.- C’en est fait, je suis satisfaite.

Voici que tout le passé, avec le bien et le mal et la pénitence entre les deux comme un ciment, n’est plus que comme une base et un commencement. C’est donc sans arrogance aucune que Mesa emprunte au Christ une des sept paroles en croix. Il meurt en acceptant sa misère en même temps que sa rédemption par l’amour transfiguré. L’absolu que vise ainsi Mesa et Ysé ne se trouve pas tant dans la consécration de leur amour humain par la mort, perçue comme objet de fatalité, mais dans la pleine fusion des êtres en Dieu.

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Le diplomate et dramaturge Paul Claudel recevant un prix. STF/AFP

Parce que Claudel est pénétré d’une source infinie de références, aussi bien littéraires qu’artistiques, une inévitable polyphonie émerge du texte. Il est tout aussi bien poète qu’exégète. Amoureux des mots, des images, des sons et des gestes, il construit sa pièce dans la liberté contrainte par l’amour de la vérité, celle qu’il trouve dans la religion catholique. Selon ses propres mots empruntés au Soulier de satin :

« L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination. »

On comprend donc qu’il y ait chez lui une ambiguïté permanente entre un ordre de la pensée et un désordre de la parole. Dans son œuvre, c’est une remarquable fusion entre le visible et l’invisible, entre l’être divin et l’être de chair, qui a lieu. Il inaugure en somme ce qu’on pourrait qualifier de symbolisme chrétien. Tout en s’inscrivant dans la voie d’une parole et d’un vers libérés, Claudel établit une esthétique qui lui est propre à partir d’une vision profondément charnelle de la religion, en même temps que d’une vision tout à fait mystique du monde créé. Les paradoxes qui peuvent de prime abord désorienter le lecteur aussi bien athée que chrétien, finissent par fonder toute l’originalité de l’écriture claudélienne. Jean-Louis Barrault dans son ouvrage intitulé Souvenirs pour demain rappelle lui-même l’instance qui finalement sous-tend tout le drame :

« À cette splendide femelle inassouvie et déplantée, à ce mari complaisant, à cet aventurier qui fait l’article, à ce petit curé rejeté et tout sec dans son avarice et son égoïsme spirituel, il faut ajouter Dieu. »

En considérant cette instance divine, qui peut au demeurant rester cachée, Jean-Louis Barrault souligne avec justesse l’importante finesse psychologique des êtres en présence. L’éventail des personnages claudéliens permet, au-delà de toute considération même axiologique, l’épanouissement d’une écriture riche et colorée, où chaque personnage peut être le reflet d’un des visages de l’auteur, spectateur, metteur en scène ou acteur. Sans être jamais tout à fait un type, le personnage claudélien est à la fois aussi singulier qu’il n’est général.
Il n’est donc pas trop tard pour découvrir ou redécouvrir Claudel, lui qui avait déjà compris que les lecteurs n’étaient pas un public facile et qui – et je terminerai sur ses mots – en parlait de façon cynique dans son ouvrage théorique, Positions et propositions, art et littérature :

« Maints éditeurs, pareils à d’adroits couturiers, se chargent d’habiller le livre de manière à séduire des acheteurs dont l’œil est plus accessible que l’intelligence. »

Parce que, oui, il savait aussi sourire …