la Grande Ourse dans la nouvelle de Conrad Aiken

Silent Snow, Secret Snow, nouvelle traduite

[Silent snow, secret snow, est la nouvelle la plus célèbre de Conrad Aiken (1889-1973), auteur américain ayant reçu le prix Pulitzer en 1930 pour sa poésie. Elle a été publiée pour la première fois en 1934, dans le recueil The Collected Stories of Conrad Aiken. Elle mélange les genres, horreur, fantastique, voire fantasy, et est considérée aux États-Unis comme un classique inclus dans de nombreuses anthologies. Par ailleurs, Aiken a été influencé à ses débuts par le symbolisme, courant européen de la fin du XIXème siècle faisant la part belle à l’onirisme et à la mélancolie.
À noter que le texte n’est pas dans le domaine public : je propose ci-dessous la traduction d’une partie du premier chapitre uniquement, suivi de son équivalent dans sa langue d’origine, en m’arrêtant sur un moment clé. Toute remarque est la bienvenue. Le lecteur trouvera également ci-dessous quelques considérations générales concernant la postérité du texte et des notes de traduction.]
 
la Grande Ourse dans la nouvelle de Conrad Aiken
Pollock, Reflet de la Grande Ourse, 1947
I
Pourquoi donc il avait fallu que cela arrivât, ou pourquoi il avait fallu que cela arrivât à ce moment-là, il n’aurait pu le dire, bien sûr ; peut-être qu’il ne lui serait pas non plus venu à l’idée de demander. Avant tout il s’agissait d’un secret, d’une chose à dissimuler précieusement à Mère et Père ; une part considérable de son charme était due à cette raison même. C’était comme une babiole particulièrement belle à emporter avec soi dans une poche de son pantalon, sans rien en dire — un timbre rare, une pièce de monnaie ancienne, quelques chaînons d’or découverts dans le parc, sur le chemin, rendus difformes à force de piétinements, ou encore un galet de cornaline, un coquillage qui se distinguait de tous les autres grâce à un point bizarre ou une rayure — et, comme si c’était bien l’une de ces bricoles, il emportait partout avec lui une sensation, chaleureuse, persistante et de plus en plus belle, celle de posséder. Ce n’était pas non plus seulement une sensation de posséder — il y avait aussi un sentiment de protection. C’était comme si, de quelque façon délicieuse, son secret lui procurait une forteresse, une muraille derrière laquelle il pouvait battre en retraite pour s’adonner à une solitude paradisiaque. Voilà presque ce qu’il avait remarqué en premier à son sujet  hormis la singularité de la chose elle-même — et qui était maintenant encore, pour la cinquantième fois, ce qui lui venait en tête, alors qu’il était assis dans la petite salle de classe. On en était à la demi-heure consacrée à la géographie. Mademoiselle Buell faisait tournoyer d’un doigt, lentement, un gros globe terrestre posé sur son bureau. Les continents verts et jaunes passaient et repassaient, des questions étaient posées et obtenaient leurs réponses, et à présent la petite fille devant lui, Deirdre, dont la nuque était couverte par une drôle de petite constellation de taches de rousseur, exactement comme le Grand Chariot [1], se levait et déclarait que l’équateur était la ligne qui traversait le centre.
Le visage de mademoiselle Buell, qui était vieux, grisâtre et bienveillant, pourvu de dures boucles grises de part et d’autre des joues, et d’yeux qui nageaient avec un vif éclat, tels de petits ménés [2], derrière des verres épais, se plissa en un enchevêtrement amusé.
« Ah ! Je vois. La terre porte une ceinture, ou une écharpe. Ou quelqu’un a tracé une ligne tout autour !
— Oh, non — ce n’est pas ça — je veux dire — »
De l’éclat de rire général, il ne partagea rien, ou rien qu’un petit peu. Il songeait aux régions Arctique et Antarctique, lesquelles sur le globe, bien entendu, étaient blanches. Maintenant Mademoiselle Buell leur expliquait les tropiques, les jungles, les chaleurs torrides ou les marais équatoriaux, où les oiseaux et les papillons et même les serpents, étaient pareils à des joyaux. Tandis qu’il écoutait, il commençait déjà, avec une impression agréable de demi-effort, à mettre son secret entre lui-même et les mots. S’agissait-il en quoi que ce fût d’un effort ? Car l’effort impliquait quelque chose de volontaire, et peut-être même que l’on ne voulait pas particulièrement ; alors que cela était sensiblement agréable, et surgissait presque de son propre chef. Tout ce qu’il avait besoin de faire était de penser à cette matinée, la première, et puis à toutes les autres 
Mais tout cela était si absurdement simple ! Cela représentait tellement peu. Ce n’était rien, une idée seulement — et pourquoi il avait fallu qu’elle devînt si merveilleuse, si permanente, était un mystère — fort agréable, certes, mais, d’une façon amusante, également insensée. Toutefois, sans cesser d’écouter Mademoiselle Buell, qui à présent était remontée jusqu’à la zone tempérée du nord, il réfléchissait délibérément à la première matinée. Ce n’était qu’un moment après qu’il s’était éveillé — ou peut-être le moment en tant que tel. Cependant y avait-il, pour être précis, un moment exact ? Parvenait-on d’un coup à l’éveil ? Ou était-ce progressif ? De toute façon, c’était après qu’il avait étiré une main paresseuse vers la tringle à rideau, et bâillé, puis s’était à nouveau laissé aller au creux des chaudes couvertures, d’autant plus reconnaissant en ce matin de décembre, que la chose s’était produite. Soudain, sans aucune raison, il avait pensé au facteur, il s’était souvenu du facteur. Peut-être n’y avait-il rien de si bizarre à cela. Après tout, il avait entendu le facteur quasiment tous les matins de sa vie — ses lourdes chaussures avançant à grand bruit au coin en haut de la petite rue pavée de la colline, puis de plus en plus proche, de plus en plus bruyant, le toc toc à chaque porte, les traversées et les re-traversées de la rue, jusqu’à ce qu’enfin les pas maladroits l’eurent porté vacillant en face de la porte même, et que le coup formidable fut venu qui secouait la maison entière.
(Mademoiselle Buell était en train de dire « De vastes zones de plantations de blé en Amérique du Nord et en Sibérie. »
Pour l’instant Deirdre mettait la main gauche en travers de sa nuque.)
Mais en cette matinée particulière, la première, comme il était étendu là les yeux fermés, pour une raison ou pour une autre il avait attendu le facteur. Il voulait l’entendre arriver au coin de la rue. Voilà en quoi consistait la plaisanterie — il ne l’avait jamais entendu. Il n’était jamais venu. Il n’était plus jamais arrivé — par le coin de la rue. Car lorsque enfin les pas eurent retenti, ils étaient déjà, il en était persuadé, un peu descendus le long de la colline, jusqu’à la première maison ; même ainsi, les pas étaient curieusement différents — ils étaient plus doux, ils détenaient un nouveau mystère, ils étaient étouffés et indistincts ; alors que leur rythme était identique, il exprimait quelque chose de neuf — il disait la paix, il disait l’éloignement, il disait le froid, il disait le sommeil. Et il avait compris la situation d’un seul coup — rien n’aurait pu paraître plus simple — il avait neigé pendant la nuit, ainsi qu’il l’avait désiré durant tout l’hiver ; et voilà ce qui avait rendu inaudibles les premiers pas du facteur, et atténué les suivants. Bien sûr ! Quel ravissement ! Même à présent il doit neiger — ce serait un jour de neige — les longs traits blancs irréguliers dérivaient et couvraient de leur tamis la rue, les façades des vieilles demeures, murmuraient et feutraient, dessinaient de petits triangles de blancheur le long des angles entre les pavés, se répandaient en petites vapeurs quand le vent les poussait sur le sol, les repoussait dans un coin ; et il en serait ainsi toute la journée, à devenir de plus en plus épais, de plus en plus silencieux. 
(Mademoiselle Buell était en train de dire « Pays des neiges éternelles. ») Durant tout ce temps, bien sûr (pendant qu’il était étendu dans son lit), il avait gardé les yeux fermés, à écouter la progression du facteur de plus en plus proche, les pas étouffés qui cognaient et glissaient sur les pavés enveloppés de neige ; et tous les autres sons — le toc toc, une ou deux voix glaciales dans le lointain, une cloche qui sonnait faiblement et doucement, comme de sous un drap de glace — possédaient la même qualité légèrement abstraite, comme distante d’un degré par rapport à la réalité — comme si tout dans le monde avait été isolé par la neige. Mais quand enfin, satisfait, il avait ouvert les yeux, et les avait tourné vers la fenêtre, pour voir de lui-même ce miracle si longtemps désiré et maintenant imaginé avec tant de netteté — ce qu’il avait vu à la place consistait en un soleil resplendissant sur un toit ; et quand, stupéfait, il avait sauté hors du lit et regardé dans la rue, s’attendant à voir les pavés occultés par la neige, il ne vit rien que la nudité brillante des pavés eux-mêmes.
 
Jim Matheos a fait un instrumental Silent snow, secret snow
Pochette de l’album.

La nouvelle et ses adaptations

La nouvelle a été adaptée deux fois par le scénariste et producteur Gene Kearney, dont un court-métrage en 1966, narrée par Michael Keene, avec un certain Simon Gerard dans le rôle du garçon.  La plus célèbre adaptation est celle que Kearney avait faite pour la série télévisée Night Gallery présentée par Rod Sterling, dans la continuité de la fameuse Twilight Zone. L’épisode fut diffusé le 20 octobre 1971, avec dans le rôle principal Radames Pera (Kung FuLa Petite Maison dans la prairie) et en voix off… Orson Welles !
Autre adaptation, originale : le guitariste Jim Matheos, du groupe de métal progressif Fates Warning, s’est inspiré de la nouvelle pour une version instrumentale de plus de six minutes. Elle porte le même nom que la nouvelle et conclut son album solo First Impressions (1993).
 
traduction française par Joëlle Naïm
Une édition française de la nouvelle aux éditions La Barque, traduction de 2014 par Joëlle Naïm.

La nouvelle en anglais (États-Unis)

I
Just why it should have happened, or why it should have happened just when it did, he could not, of course, possibly have said; nor perhaps would it even have occurred to him to ask. The thing was above all a secret, something to be preciously concealed from Mother and Father; and to that very fact it owed an enormous part of its deliciousness. It was like a peculiarly beautiful trinket to be carried unmentioned in one’s trouser-pocket,—a rare stamp, an old coin, a few tiny gold links found trodden out of shape on the path in the park, a pebble of carnelian, a sea shell distinguishable from all others by an unusual spot or stripe,—and, as if it were any one of these, he carried around with him everywhere a warm and persistent and increasingly beautiful sense of possession. Nor was it only a sense of possession—it was also a sense of protection. It was as if, in some delightful way, his secret gave him a fortress, a wall behind which he could retreat into heavenly seclusion. This was almost the first thing he had noticed about it- -apart from the oddness of the thing itself—and it was this that now again, for the fiftieth time, occurred to him, as he sat in the little schoolroom. ft was the half hour for geography. Miss Buell was revolving with one finger, slowly, a huge terrestrial globe which had been placed on her desk. The green and yellow continents passed and repassed, questions were asked and answered, and now the little girl in front of him, Deirdre, who had a funny little constellation of freckles on the back of her neck, exactly like the Big Dipper, was standing up and telling Miss Buell that the equator was the line that ran round the middle.
Miss Buell’s face, which was old and greyish and kindly, with grey stiff curls beside the cheeks, and eyes that swam very brightly, like little minnows, behind thick glasses, wrinkled itself into a complication of amusements.
“Ah! I see. The earth is wearing a belt, or a sash. Or someone drew a line round it!”
“Oh no—not that—I mean—”
In the general laughter, he did not share, or only a very little. He was thinking about the Arctic and Antarctic regions, which of course, on the globe, were white. Miss Buell was now telling them about the tropics, the jungles, the steamy heat of equatorial swamps, where the birds and butterflies, and even the snakes, were like living jewels. As he listened to these things, he was already, with a pleasant sense of half-effort, putting his secret between himself and the words. Was it really an effort at all? For effort implied something voluntary, and perhaps even something one did not especially want; whereas this was distinctly pleasant, and came almost of its own accord. All he needed to do was to think of that morning, the first one, and then of all the others—
But it was all so absurdly simple! It had amounted to so little. It was nothing, just an idea—and just why it should have become so wonderful, so permanent, was a mystery— a very pleasant one, to be sure, but also, in an amusing way, foolish. However, without ceasing to listen to Miss Buell, who had now moved up to the north temperate zones, he deliberately invited his memory of the first morning. It was only a moment or two after he had waked up—or perhaps the moment itself. But was there, to be exact, an exact moment? Was one awake all at once? or was it gradual? Anyway, it was after he had stretched a lazy hand up towards the headrail, and yawned, and then relaxed again among his warm covers, all the more grateful on a December morning, that the thing had happened. Suddenly, for no reason, he had thought of the postman, he remembered the postman. Perhaps there was nothing so odd in that. After all, he heard the postman almost every morning in his life— his heavy boots could be heard clumping round the corner at the top of the little cobbled hill-street, and then, progressively nearer, progressively louder, the double knock at each door, the crossings and re-crossings of the street, till finally the clumsy steps came stumbling across to the very door, and the tremendous knock came which shook the house itself.
 
le facteur de la nouvelle d'Aiken
Une image de l’adaptation en court-métrage de 1966.
(Miss Buell was saying “Vast wheat-growing areas in North America and Siberia.”
Deirdre had for the moment placed her left hand across the back of her neck.)
But on this particular morning, the first morning, as he lay there with his eyes closed, he had for some reason waited for the postman. He wanted to hear him come round the corner. And that was precisely the joke—he never did. He never came. He never had come—round the corner—again. For when at last the steps were heard, they had already, he was quite sure, come a little down the hill, to the first house; and even so, the steps were curiously different—they were softer, they had a new secrecy about them, they were muffled and indistinct; and while the rhythm of them was the same, it now said a new thing—it said peace, it said remoteness, it said cold, it said sleep. And he had understood the situation at once—nothing could have seemed simpler—there had been snow in the night, such as all winter he had been longing for; and it was this which had rendered the postman’s first footsteps inaudible, and the later ones faint. Of course! How lovely! And even now it must be snowing—it was going to be a snowy day—the long white ragged lines were drifting and sifting across the street, across the faces of the old houses, whispering and hushing, making little triangles of white in the corners between cobblestones, seething a little when the wind blew them over the ground to a drifted corner; and so it would be all day, getting deeper and deeper and silenter and silenter.
(“Miss Buell was saying “Land of perpetual snow.”) All this time, of course (while he lay in bed), he had kept his eyes closed, listening to the nearer progress of the postman, the muffled footsteps thumping and slipping on the snow-sheathed cobbles; and all the other sounds—the double knocks, a frosty far-off voice or two, a bell ringing thinly and softly as if under a sheet of ice—had the same slightly abstracted quality, as if removed by one degree from actuality—as if everything in the world had been insulated by snow. But when at last, pleased, he opened his eyes, and turned them towards the window, to see for himself this long-desired and now so clearly imagined miracle—what he saw instead was brilliant sunlight on a roof; and when, astonished, he jumped out of bed and stared down into the street, expecting to see the cobbles obliterated by the snow, he saw nothing but the bare bright cobbles themselves.
 
Notes :
[1] Grand Chariot : ou Grande Casserole, ensemble d’étoiles les plus brillantes de la constellation de la Grande Ourse (à noter que celle-ci est mentionnée également dans Astrophobos de Lovecraft, poème où se retrouve l’influence symboliste).
 
méné mort aux grands yeux

 

[2] méné : poisson d’eau douce répandu en Amérique du Nord, dont les yeux ronds paraissent particulièrement gros par rapport à la tête.