
« Les Memnons de la nuit » (« The Memnons of the night ») est le douzième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) de Clark Ashton Smith, publié en 1922. Celui-ci, malade, se détourne alors des récits plus longs et se consacre de nouveau à la poésie, à laquelle il devait sa réputation dans les cercles des poètes bohêmes.
Lovecraft découvre Smith grâce au recueil Ébène et Cristal : il y trouve tout ce qui lui plaît, fantastique et weird, références à Edgar Allan Poe ou à George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith traduit par la suite), symbolisme… et c’est bientôt le début d’une correspondance durable entre les deux auteurs.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (anglais, États-Unis).
Les Memnons de la nuit
Cerclé d’un horizon de bronze, qui, en un point immensément éloigné, semble joint à l’éclat bleu d’un ciel d’acier, ils opposent la splendeur noire de leurs silhouettes porphyriques à l’œil insurpassable du soleil. Dressés aux temps primordiaux, dans le crépuscule du matin, par une race dont les tombeaux et les cités monumentales s’unissent à la poussière de leurs bâtisseurs dans le lent écoulement du désert, ils sont aux aguets face aux lamentables aubes dernières, qui se meuvent librement, dans l’âpreté du feu, consumant les voiles de la nuit sur la vastitude des désolations pareilles à des sphinx. À hauteur de la lumière, leurs fronts ombrageux conservent une fierté semblable à celle de rois titans. Dans leurs yeux de pierre immobiles, sans paupières, implacables, se trouve le désespoir pétrifié de ceux qui ont contemplé trop longtemps l’infini.
Muettes comme les montagnes, cette matrice de fer dans laquelle ils furent taillés, leurs bouches ont reconnu la souveraineté des soleils, qui, en flamme triomphale, traversent horizon après horizon de la terre accablée. À l’aube seulement, lorsque l’ouest est tel qu’une fournaise cuivrée, et que les lointaines montagnes fument comme de l’or vermeil dans la profondeur des cieux ardents — à l’aube seulement, lorsque l’est s’étire, infini et vague, que les ombres de la terre ravagée s’unissent à la pénombre croissante de la nuit — alors, et rien qu’alors, montée des mornes gorges de pierre, une musique résonne à l’horizon de bronze — une musique puissante, sombre, étrange et sonore, pareille au chant d’étoiles noires, ou à une litanie de dieux invoquant l’amnésie ; une musique qui ébranle le désert jusqu’en son cœur adamantin, et frémit dans le granit de tombes oubliées, jusqu’à ce que les derniers échos de sa jubilation, terribles ainsi que les trompettes du jugement dernier, s’unissent au noir silence de l’infinité.
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Éloignement ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).
Notes et commentaire :
Les colosses de Memnon sont deux sculptures imposantes sur la route qui mène à la nécropole antique de Thèbes, en Égypte. Ils sont à peu près tout ce qu’il reste d’un ancien temple du pharaon Amenhotep III (dit aussi Aménophis III), dit temple des millions d’années, bâti vers 1350 av. J.-C. et vraisemblablement détruit par un tremblement de terre et des inondations.
Les colosses eux-mêmes, d’une hauteur de plus de dix-sept mètres, représentent le pharaon assis sur le trône. Des auteurs antiques leur ont associé le nom de Memnon, personnage nommé dans l’Odyssée : il s’agit d’un demi-dieu, fils de la déesse Éos (Aurore), roi des Éthiopiens, qui a combattu aux côtés des Troyens et est mort en affrontant Achille.
Ce glissement vers le monde grec est dû à une légende locale, rapportée par l’historien et géographe grec Strabon : l’une des statues, fissurée, chanterait au lever du soleil, pour saluer sa mère l’Aurore. D’autres auteurs par la suite ajouteront que la statue se lamente le soir. On citera par exemple le sophiste Callistrate (IVème siècle apr. J.-C.), qui, dans ses Descriptions de statues, précise que la statue de Memnon « lorsque Aurore venait se réjouissait de sa présence, et, submergé par la détresse lorsqu’elle s’en allait, gémissait de chagrin » (chapitre 1).
Smith consacre à « Memnon » deux poèmes en vers de son recueil Ebony and Crystal : « Echo of Memnon » et « Memnon at Midnight », où il reprend la légende d’un Memnon sonore. Cette fascination pour une statue antique égyptienne n’est pas sans rappeler, outre un thème attendu de l’orientalisme (voir notamment sur ce sujet Le prince Alcouz et le magicien), le célèbre poème « Ozymandias » de Percy Bysshe Shelley, qui avait inspiré au poète anglais par la découverte du… « Jeune Memnon » !
On peut par ailleurs repérer sans doute l’influence de Baudelaire dans le poème, dans la mention notamment d’un « crépuscule du matin » (titre d’un poème des Fleurs du mal).
On peut également noter le pluriel intriguant du titre choisi par Smith, qui impose un « s » au nom de Memnon, peut-être pour mieux représenter les deux statues, et cette fois les deux Memnons semblent un reflet et un écho sinistre du Memnon qui célèbre l’arrivée du jour, leur chant faisant le lien avec une horreur cosmique dont on devine pourquoi elle a pu plaire à Lovecraft.

THE MEMNONS OF THE NIGHT
Ringed with a bronze horizon, which, at a point immensely remote, seems welded with the blue brilliance of a sky of steel, they oppose the black splendour of their porphyritic forms to the sun’s insuperable gaze. Reared in the morning twilight of primeval time, by a race whose towering tombs and cities are one with the dust of their builders in the slow lapse of the desert, they abide to face the terrible latter dawns, that move abroad in a starkness of fire, consuming the veils of night on the vast and Sphinx-like desolations. Level with the light, their tenebrific brows preserve a pride as of Titan kings. In their lidless implacable eyes of staring stone, is the petrified despair of those who have gazed too long on the infinite.
Mute as the mountains from whose iron matrix they were hewn, their mouths have never acknowledged the sovereignty of the suns, that pass in triumphal flame from horizon unto horizon of the prostrate land. Only at eve, when the west is like a brazen furnace, and the far-off mountains smoulder like ruddy gold in the depth of the heated heavens—only at eve, when the east grows infinite and vague, and the shadows of the waste are one with the increasing shadow of night—then, and then only, from the sullen throats of stone, a music rings to the bronze horizon—a strong, a sombre music, strange and sonorous, like the singing of black stars, or a litany of gods that invoke oblivion; a music that thrills the desert to its heart of adamant, and trembles in the granite of forgotten tombs, till the last echoes of its jubilation, terrible as the trumpets of doom, are one with the black silence of infinity.