
« Images » est un poème en prose de Clark Ashton Smith, tiré de son recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. Smith, fragilisé à cette époque par la maladie, délaisse les récits longs pour se consacrer à la poésie. « Images » est le troisième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil, et se présente sous la forme de fragments regroupés sous un même titre, comme autant de brèves visions d’une terre orientale, où l’amour est maudit.
Smith est aujourd’hui surtout associé à la figure écrasante de Lovecraft : les deux se mettent à correspondre après la parution du recueil Ébène et Cristal, qui ravit l’écrivain de Providence. Tous deux partagent le goût du fantastique, et des références littéraires telles que Les Mille et Une Nuits, Poe, Milton, Swinburne, Baudelaire (que Smith a traduit), les symbolistes français…
Je propose ci-après une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (États-Unis).
IMAGES
Larmes
Tes larmes ne sont pas semblables aux miennes : Tu pleures ainsi qu’une fontaine verte parmi des palmes et des roses, dont les gouttes d’eau tombent avec légèreté sur la pelouse qu’elles couvrent de leur rosée. Mes larmes sont telles une pluie issue de marah dans le désert, qui laisse un étang amer aux eaux de feu et de poison.
La rose secrète
Mon âme a rêvé d’une rose, dont la fleur secrète et merveilleuse, lourde d’un parfum inimaginable, n’a jamais poussé dans un jardin. Dans les seules vallées de la nuée inconstante, parmi les seuls palmiers et fontaines d’une contrée de mirage, dans les seules îles au-delà des mers du couchant, elle fleurit un instant, puis s’évanouit. Mais toujours le fantôme de sa fragrance hante les vestibules du sommeil ; et les femmes que je rencontre en rêve portent toujours sa fleuraison en couronne.
Le vent et le jardin
Pour toi mon amour est quelque étrangeté, quelque extravagance lointaine, comme la plainte ample et navrée que pousse le vent du désert à qui demeure dans un jardin de palmes, de roses et de lotus, que n’emplit pas un son plus fort que le blaisement melliflu d’une brise parfumée, ou le soupir de fontaines argentines.
Offrandes
Devant toi, Ô déesse de mes rêves, idole de mes désirs, j’ai brûlé l’ambre, la myrrhe et l’oliban, et toutes les essences étranges et précieuses, venues de contrées qui s’étendent mille lieues au-delà de l’Arabie ou de Taprobane. Je t’ai apporté d’étranges et riches offrandes, les gemmes de régions inconnues, les butins arrivés de cités plus reculées que Ca[l]ydon ou Samarcande. Mais ceux-ci ne te captivent pas, rien que la simple senteur des fleurs de printemps, les diamants et les opales de la rosée, suspendus aux fils de l’araignée.
Une couronne
Les pâles coquelicots défleuris de Proserpine, le froid, l’aveugle lotus du Léthé, et les fleurs marines, étranges et blanches, qui poussent sur les lèvres des noyés dans les ténèbres bleues de la mer souterraine, — voilà ce que j’ai tressé comme couronne pour mon amour défunt.
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« La Fleur-Diable » (« The Flower-Devil »).
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Commentaire
J’ai déjà pu évoquer l’influence de l’orientalisme sur Clark Ashton Smith, ainsi que sur Lovecraft et Machen, et je me bornerai ici à quelques considérations générales : pour Smith les Mille et Une Nuits est une lecture d’enfance assez marquante pour le pousser à écrire ses propres « contes orientaux » durant son adolescence (les romans The Black Diamonds, The Sword of Zagan). On peut rappeler que la première traduction française des Mille et Une Nuits, publiée en 1704 et 1717 est due à l’orientaliste Antoine Galland, que la première traduction anglaise s’appuie sur celle de Galland, et que c’est à partir de cette version que les éditions destinées aux enfants ont été conçues (j’ignore quelle version au juste a pu lire Smith). Les Mille et Une Nuits par Galland puise en fait à différentes sources, ajoutant aux contes des manuscrits arabes médiévaux les contes d’Aladin et d’Ali Baba.
Une autre influence de Smith est le roman gothique Vathek (sous-titré dans sa version anglaise : An Arabian Tale, From an Unpublished Manuscript !), écrit en français, dû à la plume de William Beckford.
L’orientalisme qui contribue à la culture de Smith est donc une sorte de réécriture occidentale d’un lointain rendu plus exotique, plus étrange. Soit, si l’on s’amuse à reformuler : une suite de belles images, et que l’on songe à l’étymologie latine : imago, soit « représentation, imitation, vision, songe »…
Le locuteur des « Images », si l’on admet qu’il s’agit du même de section en section, utilise un ton élégiaque pour évoquer un amour impossible ou, plus vraisemblablement, perdu qui se prête donc aux antithèses : la fontaine opposée au désert, le son au silence, la fleur de printemps aux pierreries… C’est un amour princier, par la préciosité du langage, bien sûr, et par les richesses mentionnées (ambre, myrrhe…) ; un amour rêvé aussi (et ce thème du rêve a dû plaire à Lovecraft, chez qui il est récurrent !), qui de section en section paraît de moins en moins tenir des excès de l’hyperbole et de la métaphore pour basculer tout à fait dans le merveilleux. Smith insiste d’ailleurs : « marvellous », « unimaginable », « mirage », « strange and fantastical », « strange and rich » (répété), « strange », le locuteur constate aussi bien la bizarrerie de son amour que de ses présents. Le motif de la fleur renvoie d’ailleurs au poème précédent (voir ci-dessus, « La Fleur-Diable ») et à d’autres textes de Smith : au lecteur de distinguer la fleur réelle de la fleur rêvée, de deviner si la fleur est un symbole ou une puissance surnaturelle.
Par ailleurs, Smith mélange, comme souvent, les références. « marah » par exemple est un mot hébreu, signifiant « amer », et il s’agit d’une référence au livre de l’Exode (Ancien Testament) et en particulier à un moment de l’exode des Israëliens mené par Moïse : dans le désert, ils trouvent un puits d’eau amère, imbuvable, et il faut un miracle divin pour la rendre douce et potable.
« Taprobane » désigne l’île de Ceylan, soit le Sri Lanka aujourd’hui, dans les textes grecs antiques. Je n’ai rien trouvé concernant Caydon, mais il existe une Calydon, cité grecque d’Étolie (en Grèce centrale) mentionnée dans la mythologie grecque : la région est ravagée par un sanglier monstrueux, dit de Calydon.
Proserpine, équivalent romain de Perséphone (Smith nous fait également voyager dans le temps, semble-t-il), est associée à la fleur de coquelicot, ou au pavot, connu pour ses effets narcotiques. Le locuteur est-il alors une variation d’Hadès/Pluton ? Ajoutons que le Léthé, un des fleuves des Enfers grecs, dont les eaux provoquent l’amnésie dans la mythologie.

IMAGES
TEARS
Thy tears are not as mine: Thou weepest as a green fountain among palms and roses, with lightly falling drops that bedew the flowery turf. My tears are like a rain of marah in the desert, leaving a bitter pool whose waters are fire and poison.
THE SECRET ROSE
My soul hath dreamt of a rose, whose marvellous and secret flower, fraught with an unimaginable perfume, hath never grown in any garden. Only in valleys of the shifting cloud, only among the palms and fountains of a land of mirage, only in isles beyond the seas of sunset, it blooms for a moment, and is gone. But ever the ghost of its fragrance haunts the hall of slumber; and the women whom I meet in dreams wear always its blossom for coronal.
THE WIND AND THE GARDEN
To thee my love is something strange and fantastical, and far away, like the vast and desolate sighing of the desert wind to one who dwells in a garden of palm and rose and lotus, filled by no louder sound than the mellow lisp of a breeze of perfume, or the sigh of silvering fountains.
OFFERINGS
Before thee, O goddess of my dreams, idol of my desires, I have burnt amber and myrrh, frankincense, and all the strange and rich perfumes of lands a thousand leagues beyond Araby or Taprobane. Strange and rich offerings have I brought thee, the gems of unknown regions, and the spoil of cities remoter than Caydon or Samarkand. But these delight thee not, only the simple-scented flowers of spring, and the diamonds and opals of dew, strung on the threads of the spider.
A CORONAL
The pale and flowerless poppies of Proserpine, the cold, blind lotus of Lethe, and the strange, white sea-blooms that grow from the lips of drowned men in the blue darkness of the nether sea,—these have I woven as a coronal for my dead love.