Nora May French

« A place of dreams » (soit « Un lieu de rêve », ou encore « Un endroit de rêve ») est un poème de Nora May French, paru à titre posthume dans le recueil Poems, daté de 1910, édité par son amant Harry Lafler, avec le soutien de l’écrivain George Sterling, et contre le souhait de la famille de French. Celle-ci est une figure des cercles de la bohême littéraire de Californie, dont George Sterling est une figure centrale dans les années 1900.
Je propose ci-dessous deux traductions du poème, dont une en vers rimés, suivies de quelques notes et de brèves remarques concernant le contexte d’écriture du poème et la vie de French ; enfin, le poème en langue d’origine (anglais, États-Unis)
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Un lieu de rêve

C’est ici que nous boirons notre content, ô mon camarade —
Ici, où le petit cours d’eau, pour aller au soleil,
Dévale une roche couleur de vin jaune.

Ici, nous enverrons voler une feuille vers des rives lointaines,
Nous y renfermerons un message pour le pays des merveilles —
L’Inconnu bleu par-delà les platanes.

Un endroit de rêve

Ici, buvons tout notre saoul, ô camarade —
Ici, où le petit ruisseau va chercher le soleil,
Comme un vin jaune en allé en cascade.

Ici, lâchons une feuille vers d’autres rives océanes,
Mettons-y un mot pour le pays des merveilles —
L’Inconnu bleu par-delà les platanes.

Notes :
– le vin jaune : nom d’une sorte de vin blanc du Jura, issu du cépage savagnin. Il y a quelque chose de chic dans cette évocation.
– le pays des merveilles : référence probable aux Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll (Deleuze aurait eu des choses à dire…). Celui-ci y parodie notamment des poèmes victoriens.
– les platanes : arbre répandu en Californie, où il est désigné sous le nom ambigu de « sycamore ».

Contexte : vie et mort d’une bohême

Nora May French peut aisément être mentionnée parmi les « météores » de la littérature américaine des années 1900, avec une existence brève consacrée à la poésie, à la littérature et au journalisme. Elle connaît de son vivant une reconnaissance nationale, attire l’attention et le soutien d’auteurs plus installés, tels Sterling ou encore Mary Hunter Austin (romancière associée au « nature writing » américain).
Mais sa vie personnelle est tragique : sa relation avec le journaliste Henry Anderson Lafler, par ailleurs marié, est malheureuse. Tombée enceinte, elle décide d’avorter en ingérant un cocktail de produits chimiques, achetés directement en magasin. Son état mental se dégrade et elle se suicide en consommant du cyanure, le 13 novembre 1907, à l’âge de vingt-six ans, alors qu’elle loge chez les Sterling, dans leur maison de Carmel-by-the-Sea (Californie). George Sterling étant absent, c’est sa femme Carrie qui retrouve le corps. Cette mort fait parler : les journaux des grandes villes s’y intéressant, à Los Angeles, à Chicago, à St. Louis, ou à Boston. Il y a dans cette histoire une aura de scandale qui rappelle celle qui accompagne quelques années plus tard un autre bohême, Maxwell Bodenheim.
Or French n’a pas publié de livre de son vivant : ses poèmes sont diffusés dans des journaux, comme The Saturday Evening Post, auquel sont attachées des plumes célèbres (Jack London par exemple y publie dès 1903 L’Appel de la forêt, sous forme de feuilleton !).
L’existence du recueil Poems tient donc presque du paradoxe : le livre est dû aux soins de Lafler, amant frivole, certes aidé de Sterling, sans reposer sur un projet clair laissé par French. De plus, la famille de French (liée à la famille Fargo, celle de la multinationale Wells Fargo & Company !) ne voulait pas que le livre soit publié, sans doute pour prendre ses distances avec le scandale d’une vie et d’une mort trop hors des normes.
Une vie éphémère et une œuvre discrète ont contribué à faire tomber Nora May French dans l’oubli. On peut cependant noter que Clark Ashton Smith, lui-même poète californien proche de George Sterling, rend hommage à French dans un poème de son recueil Ebony and Crystal publié en 1922 : « To Nora May French », pour lequel il précise dans une note : « Nora May French, poète la plus douée de son sexe que l’Amérique a engendrée, mourut de sa propre main à Carmel en 1907. Ses cendres furent dispersées en mer depuis Point Lobos. » Les poètes ont leur mémoire…

Nora May French
« Morning on the Pacific », 1911, peinture de Granville Redmond.

A PLACE OF DREAMS

HERE will we drink content, comrade o mine—
Here, where the little stream, to meet the sun,
Flows down a yellow rock like yellow wine.

Here will we launch a leaf to distant shores,
And in it shut a word for Wonderland—
The blue Unknown beyond the sycamores.

Source :
« Reclaiming the Legacy of Nora May French, the Pioneering Poet Made Into a Femme Fatale by Mediocre Men and California Mythology« , article de Catherine Prendergast.