Clark Ashton Smith poème

« In Cocaigne » (« En Cocagne », ou encore « Au pays de Cocagne ») est le quatorzième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) de Clark Ashton Smithpublié en 1922. En partie à cause de la maladie, Smith se détourne des récits longs et revient à la poésie, qui lui avait valu une certaine réputation dans les cercles des poètes bohêmes américains, du moins en Californie.
Lovecraft découvre Smith avec ce recueil : il y perçoit une littérature à sa convenance, empreinte de fantastique et de weird, de références à Edgar Allan Poe, à George Sterling ou aux Mille et Une Nuits, à Baudelaire (que Smith traduit), au symbolisme… Les deux écrivains se mettent alors à correspondre.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (anglais, États-Unis).

En Cocagne

Ce fut par une venteuse après-midi d’avril, sous des cieux aussi tendres qu’un sourire amoureux, que nous partîmes, toi et moi, en quête du royaume fabuleux et bienheureux de Cocagne. Par-delà des chênes aux frondaisons de bronze et de chrysolite, par des étendues de fleurs jaunes, blanches, rouges et purpurines, telles qu’un paysage vu au travers d’un prisme, nous allâmes le cœur fébrile, empli d’espoir, oublieux de toutes choses hormis du rêve que nous avions chéri. *** Enfin, nous parvînmes aux bois solitaires, aux pins dont l’ombrage épais apporte fraîcheur et compassion, et qui sont sacrés au génie de ce pays. Là, pour le première fois, j’eus la témérité de prendre ta main dans la mienne, et de te mener sur un coteau où les lys des bois, aux pétales d’ivoire blanc et jaune, luisaient parmi les aiguilles tombées au sol. Comme en rêve, je m’aperçus que mes bras t’enlaçaient, comme en rêve j’embrassai tes lèvres abandonnées, la pâleur ardente de tes joues et de ta gorge. Immobile, tu t’accrochais à moi, et une rougeur parut sous mes baisers, telle une teinte délicate, et s’attarda doucement. Sous mon regard, tes yeux devinrent des profondeurs semblables à celles des étangs le soir, en forêt, et, loin au-dedans, comme dans l’immensité même, paraissaient et tressaillaient les étoiles constantes de ton amour. Ainsi qu’un navire qui est allé au hasard sous les soleils de l’orage et les lunes du désastre, mais à la fin trouve les bras du port protecteur, ma tête reposa sur la houle sereine de ta poitrine, et je sus que nous avions trouvé Cocagne.

Note :
– chrysolite : terme archaïque pour désigner une pierre précieuse d’un jaune verdâtre.

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Le jardin et le tombeau ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Clark Ashton Smith poème
Le Pays de Cocagne, 1567-1569, peinture de Brueghel l’Ancien.

Commentaire

L’expression « The Land of Cockaygne » existe en anglais, mais on peut souligner que Smith choisit une graphie originale avec Cocaigne, qui rappelle davantage le « pays de Cocagne » français : il s’agit de toute façon d’évoquer un pays imaginaire et paradisiaque, traditionnellement associé à la fête, mais Smith en fait plutôt un lieu idyllique favorable à l’amour.
La référence principale est bien sûr Baudelaire et son poème en prose « L’Invitation au voyage », dont on citera quelques lignes : « Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. […] Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; […] où tout vous ressemble, mon cher ange. […]  Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. […] Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? » [Le Spleen de Paris, 1869, poème XVIII]
C’était déjà avec Baudelaire le lyrisme amoureux en lien avec la nature, entre romantisme et symbolisme, qui donne une importance toute particulière aux rêve et aux fleurs. Mais Baudelaire, donc, écrivait l’invitation, directe : Smith passe par la narration, relatant pour sa part le voyage d’un couple qui y aurait répondu ! La quête aboutit. On est loin ici de la cruauté, de l’échec et de l’amour impossible qui pesaient sur les poèmes précédents du recueil, tels qu' »Un songe du Léthé » ou « Images« , voilà donc l’idéal qui l’emporte sur le spleen.
Cependant une autre référence paraît envisageable, celle de Keats (Smith avait été un temps surnommé « the Keats of the Pacific » !) et de son célèbre « Bright Star« , dont Smith semble emprunter des images, voire du lexique. Ainsi Keats demandait-il : « Bright star, would I were steadfast as thou art », « Brillante étoile, que ne suis-je constant comme toi « , et Smith reprend ce motif de l’étoile et de la constance, de même qu’il reprend l’image de l’amant posant sa tête sur la poitrine de la bien-aimée, Keats écrivant « Pillow’d upon my fair love’s ripening breast, / To feel for ever its soft fall and swell », soit : « Soutenu par la poitrine ferme de ma bien-aimée, / À la sentir pour toujours tomber doucement et remonter ». Or le poème de Keats finissait par l’évocation de la mort, et on peut se demander dans quelle mesure Smith laisse planer en filigrane une impression tragique : la « pâleur ardente » de la bien-aimée renvoie aux représentations gothiques, et on peut alors songer à Poe, dont par exemple le poème « Ulalume » (1847) incite à ne se fier ni à l’étoile ni à la pâleur (« Sadly this star I mistrust— / Her pallor I strangely mistrust »). N’oublions pas non plus « les soleils de l’orage et les lunes du désastre », présentées, certes, comme des obstacles finalement surmontés.

poème d'amour
La Promenade, 1870, peinture de Renoir.

IN COCAIGNE

It was a windless afternoon of April, beneath skies that were tender as the smile of love, when we went forth, you and I, to seek the fabulous and fortunate realm of Cocaigne. Past leafing oaks with foliage of bronze and chrysolite, through zones of yellow and white and red and purple flowers, like a landscape seen through a prism, we fared with hopeful and tremulous hearts, forgetting all save the dream we had cherished.***At last we came to the lonely woods, the pines with their depth of balmy, cool, compassionate shadow, which are sacred to the genius of that land. There, for the first time I was bold to take your hand in mine, and led you to a slope where the woodland lilies, with petals of white and yellow ivory, gleamed among the fallen needles. As in a dream, I found that my arms were about you, as in a dream I kissed your yielding lips, and the ardent pallor of your cheeks and throat. Motionless, you clung to me, and a flush arose beneath my kisses like a delicate stain, and lingered softly. Your eyes deepened to my gaze like the brown pools of the forest at evening, and far within them, as in immensity itself, trembled and shown the steadfast stars of your love. As a ship that has wandered beneath stormy suns and disastrous moons, but comes at last to the arms of the shielding harbour, my head lay on the gentle heaving of your delicious breast, and I knew that we had found Cocaigne.