
« The Litany of the Seven Kisses » (« La litanie des sept baisers ») est le quinzième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) de Clark Ashton Smith, publié en 1922. Smith, malade, abandonne un temps les récits longs pour revenir à la poésie, qui lui avait valu une certaine renommée dans les cercles des poètes bohêmes de Californie.
C’est avec la lecture d’Ebony and Crystal que Lovecraft découvre Smith : il y trouve un univers proche du sien, entre fantastique et weird, se référant à Edgar Allan Poe ou à George Sterling, aux Mille et Une Nuits, à Baudelaire (que Smith traduit), ou encore au symbolisme… Et la correspondance entre Lovecraft et Smith commence peu après.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (anglais, États-Unis).
La litanie des sept baisers
I.
Je baise tes mains — tes mains, dont les doigts sont délicats et pâles comme les pétales du lotus blanc.
II.
Je baise ta chevelure, qui, ayant le lustre de joyaux noirs, est plus sombre que le Léthé, dont le flot à minuit chemine dans le sommeil sans lune de terres aux senteurs de pavot.
III.
Je baise ton front, qui ressemble à la lune montante en une vallée de cèdres.
IV.
Je baise tes joues, où s’attarde une rougeur subtile, telle le reflet d’une rose levée au-dessus d’une urne d’albâtre.
V.
Je baise tes paupières, et les compare aux fleurs veinées de pourpre qui se referment sous le joug d’une soirée tropicale, d’un pays où les couchers de soleil brillent comme des flammes d’ambre embrasé.
VI.
Je baise ta gorge, dont la pâleur ardente est celle du marbre réchauffé par le soleil d’automne.
VII.
Je baise ta bouche, qui a la saveur et le parfum des fruits rendus luisants par les éclaboussures tombées d’une fontaine magique, dans le Paradis secret que nous seuls trouverons ; un Paradis dont ceux qui y parviennent ne peuvent plus jamais repartir, car ses eaux sont celles du Léthé, et son fruit est celui de l’Arbre de vie.
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« En Cocagne ».
Pour lire le poème suivant du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).
Pour lire le premier poème en prose du recueil :
« Le Voyageur« .
Commentaire
Clark Ashton Smith reprend ici le principe du blason poétique, s’attachant à divers détails anatomiques du corps féminin pour en faite l’éloge. Blason en prose, donc, où le locuteur multiplie les comparaisons et les métaphores, oscillant entre images de la nature exotique (on notera encore l’importance des fleurs, dont le lotus et le pavot aux vertus narcotiques) et images minérales (albâtre, marbre), mais suggérant aussi le passage du temps (la lune est absente, montante, les couchers de soleil, le soleil d’automne). Comme dans le poème précédent du recueil, « En Cocagne », Smith associe l’amour heureux à l’idée du voyage, vers un but idéal qui est semble-t-il non seulement promis mais garanti. Le ton est celui du lyrisme amoureux, mais emprunt d’une mélancolie romantique où se mélangent les références antiques et chrétiennes : Smith évoque l’Arbre de vie, mentionné notamment dans le Livre de la Genèse comme l’un des arbres du jardin d’Éden, et il nomme deux fois le Léthé, fleuve de l’oubli des Enfers grecs (Smith avait spécifiquement consacré un poème en prose à ce fleuve, lire « Un songe du Léthé« ). Baudelaire est sans doute encore une fois une influence : « Le Léthé » est ainsi le nom d’un poème des Fleurs du Mal, dont on peut citer quelques strophes :
« […] Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil, douteux comme la mort,
J’étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers. » [Fleurs du Mal, poème XXX, édition de 1857]
On peut remarquer les échos nombreux du poème de Smith, l’importance du parfum, des baisers, mais souligner aussi que le ton de Baudelaire est plus ambigu (« fleur flétrie », « amour défunt », « abîme »…). Si son locuteur se tourne vers le passé, c’est qu’il veut fuir un réel douloureux. Chez Smith, le discours amoureux prend une dimension mystique : la « litanie », qu’il choisit pour titre, est en effet à l’origine une prière, suite d’invocations à Dieu récitée ou chantée. La divinité est ici remplacée par la bien-aimée, à moins que ce ne soit la bien-aimée qui soit ainsi divinisée : pratique littéraire somme toute ancrée dans la tradition du lyrisme amoureux. Les « sept baisers » (avec l’anaphore « Je baise » complétée par une partie du corps) qui structurent la litanie prennent donc une dimension symbolique, renvoyant à la genèse (ce que favorise la mention de l’Arbre de vie) et à la création du monde en sept jours. Smith paraît ici donner de l’amour l’image d’une pratique rituelle, plutôt que d’un sentiment, qui implique l’harmonie avec la nature, une tendance à l’onirisme, et l’idée que l’oubli est une étape obligatoire, garantie d’accès à l’Arbre de vie et donc à l’immortalité.

THE LITANY OF THE SEVEN KISSES
I.
I kiss thy hands—thy hands, whose fingers are delicate and pale as the petals of the white lotus.
II
I kiss thy hair, which has the lustre of black jewels, and is darker than Lethe, flowing by midnight through the moonless slumber of poppy-scented lands.
III
I kiss thy brow, which resembles the rising moon in a valley of cedars.
IV
I kiss thy cheeks, where lingers a faint flush, like the reflection of a rose upheld to an urn of alabaster.
V
I kiss thine eyelids, and liken them to the purple-veinèd flowers that close beneath the oppression of a tropic evening, in a land where the sunsets are bright as the flames of burning amber.
VI
I kiss thy throat, whose ardent pallor is the pallor of marble warmed by the autumn sun.
VII
I kiss thy mouth, which has the savour and perfume of fruits agleam with spray from a magic fountain, in the secret Paradise that we alone shall find; a Paradise whence they that come shall nevermore depart, for the waters thereof are Lethe, and the fruit is the fruit of the tree of Life.