
« Remoteness » (« Éloignement ») est le onzième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) de Clark Ashton Smith, publié en 1922. Malade, celui-ci se détourne un temps des récits plus longs pour se consacrer à la poésie, qui avait auparavant contribué à sa réputation d’auteur.
Lovecraft lit Smith pour la première fois avec le recueil Ébène et Cristal. Il y trouve son bonheur de lecteur : le fantastique, le weird, des références à des auteurs tels Edgar Allan Poe ou George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith traduit par la suite), le symbolisme… et les deux hommes se mettent à échanger par lettres.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (anglais, États-Unis).
Éloignement
Il est des jours où toute la beauté du monde est terne, étrange ; où la lumière du soleil autour de moi semble descendre sur une terre plus lointaine que les pôles de la lune. Les roses du jardin m’ébaubissent, telles les monstrueuses orchidées dont on ne connaît les couleurs, et qui fleurissent sur des planètes au-delà d’Aldébaran. Et je suis alarmé par les feuillages jaunes et pourpres d’octobre, comme si le voile de quelque mystère saisissant et affreux se retirait quelque peu, l’espace d’un instant. En de pareilles heures, ô ma très chère, je crains de te toucher, j’évite tes caresses, de peur que tu ne t’évanouisses ainsi qu’un rêve à la pointe du jour ; ou que tu ne me paraisses un fantôme, le spectre de qui mourut et fut oubliée bien des millénaires auparavant, sur une terre reculée que le soleil n’éclaire plus.
Pour lire le poème précédent du même recueil :
« La statue de Silence ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil :
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).
Commentaire
« Remoteness » rappelle une fois encore Baudelaire, en particulier les « Spleen » des Fleurs du Mal. On peut citer la première strophe du LXVIII, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; » pour reformuler grossièrement, la vision poétique du locuteur est directement influencée par son humeur, qui montre ici les marques de la mélancolie, une mélancolie toute romantique (au sens du courant littéraire) dans la mesure où elle est associée ici à l’évocation lyrique de la nature et de la femme. Il s’agit bien sûr d’un romantisme noir, sans doute influencé par Poe : qu’on songe à son poème « Ulalume », dans la traduction de Mallarmé : « Les cieux, ils étaient de cendre et graves ; les feuilles, elles étaient crispées et mornes — les feuilles, elles étaient périssables et mornes. C’était nuit en le solitaire Octobre de ma plus immémoriale année. »
On retrouve aussi, comme dans d’autres textes de Smith (lire par exemple « La Fleur-Diable« ), la mention d’une nature inquiétante, surtout celle d’un jardin métamorphosé au point d’évoquer un ailleurs extraterrestre, qui relève de la science-fiction plutôt que du fantastique (Lovecraft s’en est peut-être souvenu pour ses Fungi de Yuggoth !).
Le fantastique reparaît néanmoins avec l’image finale de la femme-fantôme. L’impossibilité de l’harmonie amoureuse est un autre thème récurrent des poèmes en prose de Smith, dont par exemple « Un songe du Léthé » mettait déjà en scène des figures spectrales.

On peut relever que l »éloignement » dont il est question dans le poème est non seulement spatial (le locuteur mentionne la lune, puis Aldébaran, l’étoile la plus brillante de la constellation du Taureau qui est située à 66 années-lumière du Soleil !), mais aussi temporel : les jours ou les heures de l’automne contrastent avec les millénaires d’oubli de la dernière phrase… sans oublier l’évocation finale et discrète d’un soleil mort ! De ce point de vue, il est possible qu’il y ait aussi un souvenir d' »Un habitant de Carcosa » d’Ambrose Bierce dans les poèmes de Smith.
Autre référence possible : Les Filles du feu (1854) de Nerval, autre romantique que Smith semble avoir traduit en anglais. Dans la nouvelle Sylvie, Nerval écrit ainsi : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d’âcre qui fortifie, — qu’on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le spectacle de la nature console de tout. Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens perdus au nord de Paris, dans les brumes. Tout cela est bien changé !
Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique, — traduite une seconde fois d’après Gessner ! tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou Sylvie, — c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité. Que me font maintenant tes ombrages et tes lacs, et même ton désert ? » (XIV. Derneir feuillet)
Outre la mention d’Aldebaran, on retrouve bien le sentiment doux-amer de perte des illusions, associées à des images naturelles, la confrontation de l’idéal et d’une réalité désenchantée au point d’en paraître inquiétante.

REMOTENESS
There are days when all the beauty of the world is dim and strange; when the sunlight about me seems to fall on a land remoter than the poles of the moon. The roses in the garden surprise me, like the monstrous orchids of unknown colour, blossoming in planets beyond Aldebaran. And I am startled by the yellow and purple leaves of October, as if the veil of some tremendous and awful mystery were half-withdrawn for a moment. In such hours as these, O heart of my heart, I fear to touch thee, I avoid thy caresses, dreading that thou wilt vanish as a dream at dawn; or that I shall find thee a phantom, the spectre of one who died and was forgotten many thousand years ago, in a far-off land on which the sun no longer shines.