Il faut bien sûr avoir lu les précédents ouvrages d’Alain Damasio pour être frappé, à la lecture des Furtifs, dès les premières pages, par la familiarité que l’on peut ressentir avec l’espace littéraire désormais apprivoisé, cohérent, du romancier, la constance de ses choix, de ses ambitions. C’est banalité, truisme peut-être, de dire que Les Furtifs constitue le plus damasien de tous les monstres damasiens… Et pourtant. Quelques pages suffisent pour retrouver, même quinze ans après, la couleur caractéristique de la littérature de Damasio, couleur qui atteint son paroxysme… dès la scène d’entrée.
On se prend alors à reposer le livre quelques minutes, à observer plus en détail la couverture, superbe, de Stéphanie Aparicio, à respirer un grand coup, à faire naître un peu d’attente avant de se lancer dans cette odyssée en terre connue, qui occupera les prochaines heures libres que le grand complexe techno-libéral a bien voulu nous laisser…
Les Furtifs d’Alain Damasio, roman de la synthèse
Le lecteur de La Zone du Dehors et de La Horde du Contrevent ne sera ni surpris, ni déçu : Alain Damasio signe ici une nouvelle aventure d’émancipation en contexte hostile, collective et polyphonique, servie une fois de plus par un travail colossal sur la subjectivité des personnages. Les Furtifs suscitera donc les mêmes émerveillements et les mêmes critiques. Celui ou celle qui n’a pas accroché aux premiers romans de l’auteur n’adhèrera pas plus à celui-là et devra – tant pis ! – se résoudre à passer à côté de quelque chose.
Enfer systémique, réponse collégiale
Plus subtil, plus travaillé que dans La Zone du Dehors, l’univers dystopique des Furtifs apparaît moins comme un système absolument néfaste et oppressant, décrit par le menu, trop lourdement caractérisé, que comme un tableau général qui se dessine au fur et à mesure que l’auteur nous en montre les symptômes. La société de surveillance horizontale où évoluent les héros ne propose évidemment rien d’enviable, mais elle tolère encore quelques portes de sortie.
Dans Les Furtifs, le diable ultra-capitaliste se dévoilera dans les détails : vendiants contraints de marchander de la pacotille pour passer la nuit sur un banc sans être dérangés par des secousses électriques, taxiles où une I.A. vous fait la conversation en fonction de votre humeur, peintures migrantes qui se déploient à partir d’un point d’impact, forfaits premium pour accéder aux centre-villes et autres trouvailles anecdotiques chères à Alain Damasio.
Le système s’est adapté. Planqué sous les hypocrisies de la croissance verte, il offre aux plus riches la même chose en tout éolien, des jardins en permaculture sur les toits, un univers où la domotique, la smart-city, les progrès du marketing cognitif, ont effectivement permis le tout tout de suite.
Toutefois, malgré la description des initiatives de la Traverse, leurs marchés libres, leurs communautés auto-gérées, leurs géniales low-tech, l’auteur n’est pas allé jusqu’à imaginer un effondrement radical. Les travaux de Pablo Servigne ou de Philippe Bihouix, entre autres, font pourtant douter qu’il soit encore possible d’électriser le monde à ce point.
Ce sont bien, pourtant, les progrès technologiques qui provoquent la découverte de l’anti-thèse de cette société des traces, les furtifs donc, sortes d’animaux hyper-véloces et hyper-intelligents, qui ont la particularité de ne jamais se laisser saisir, au point de se suicider lorsqu’on les aperçoit. Imprégnés de mystère, ils sont à ce roman ce que le vent pouvait être à La Horde : un phénomène fascinant et a priori incompréhensible qu’il s’agit d’étudier de long en large.
Cette traque est, naturellement, affaire collective, prétexte à Damasio pour chanter une nouvelle ode à la coopération, où chacun peut librement déployer les talents qui lui sont propres. À l’image de ce que l’on voyait dans le pack qui affrontait les furvents, l’équipe de chasseurs est composée d’individus spécialisés (ouvreur, tracier etc.). Chacun son rôle, chacun sa compétence, confiance et solidarité. La Meute et La Horde, même combat.
« Ce café-ci, Sahar l’avait choisi dans un quartier sans âme, exprès. Un parallélépipède allongé en bord de fleuve qui suintait cette fausse chaleur des designers scandinaves, toute de vitre et de bois clair, où la convivialité se résumait à des ardoises sans craie posées sur des chevalets neufs, des menus gluten-free et cet accueil indécidable, plus souriant que friendly, qui t’intimait de commander en effleurant ta table tactile puis en levant gentiment ton cul pour aller chercher tes consommations au bar, quand ladite table, en mode vibreur, te secouait par les coudes. Sahar avait pourtant toujours comme moi vomi cette partie rénovée de la ville – qui tolérait du bout du drone les forfaits standard – ces ilôts végétalisés avec mares à grenouilles pour résidents gentrifiés, ces grands quais terraformés à bandes cyclables et à bancs recyclés, sans angle mort et sans bosquet, ce régime de visibilité urbaine qui se payait le luxe de l’espace, et où les couples pribilèges se délassaient sur des chemins en S pavés de planches dans le gazon ras. Ici, Tishka n’avait jamais couru, ne s’était jamais cachée dans un fourré. Je n’y avais jamais fait le sanglier le groin dans l’herbe avec elle sous mon ventre, mon marcassin, mimant l’attaque des loups. Ici, Sahar ne m’avait pas embrassé, aucune AG ne s’était tenue, elle n’y avait proféré aucun cours libre. Nous n’y avions aucune mémoire, aucun passé. Et c’est précisément ce qu’elle voulait en me donnant rendez-vous là : ne réanimer rien. Juste discuter. »
Questions subjectives, réponses « picturales » ?
Alain Damasio avouait, dans son interview pour Mediapart, bâtir des fiches personnage extrêmement précises, prélude indispensable à la variété des points de vue à partir desquels l’histoire sera racontée. Un exercice, laborieux certes, mais intéressant, pourrait être de reconstituer ces fiches à partir des paragraphes consacrés à ces différents personnages dans Les Furtifs.
La chose apparaît d’autant plus réalisable que la subjectivité des personnages est d’abord matérialisée par le signe, élément désormais classique de la littérature « picturale » voulue par Alain Damasio.
Moins nombreux, cependant, que dans La Horde, les personnages possèdent ici également leur langage, leur style, leur ponctuation, leur glyphe, leur graphie… Damasio a poussé l’artifice très loin, à cette occasion, au point que le procédé paraisse parfois un peu facile : était-il nécessaire qu’Agüero, d’origine argentine, flanque chacun de ses phrases d’un gringo ou d’un compadres ?
Si la parenthèse, signe propre à Saskia, évoque bien ses phrases amples et onduleuses, si le slash illustre parfaitement la pensée nerveuse d’un Nèr au bord de la rupture, pourquoi diable les points ont-ils disparu des « j » de Sahar… points que l’on retrouve incongrûment sur les « L » de Lorca ? La disparition brutale de sa fille l’a-t-elle traumatisée au point de lui faire perdre… la tête ?
Quinze ans se sont écoulés néanmoins, depuis La Horde du Contrevent, quinze ans pendant lesquels l’écrivain et la société ont vécu. Le logiciel damasien a ainsi intégré la vague #MeToo ; les questions de genre sont abordées à travers le personnage de Naïme.
Devenu père, l’auteur développe une trame plus intimiste sur le deuil et l’inconcevable : la perte de l’enfant. Le rapport, différent, qu’entretiennent Lorca et Sahar à la disparition de Tishka tape au coeur, fort et juste, avec une simplicité bienvenue, dont le dénouement ne pouvait être qu’un dépassement, une réponse poétique.
Notons aussi que l’expérience de l’écrivain dans le jeu-vidéo a laissé quelques traces : le chapitre d’ouverture, dédié à l’examen d’entrée de Lorca dans le petit monde des chasseurs de furtifs, rappelle beaucoup les réflexions d’un joueur largué face à un niveau dans lequel il vient d’être téléporté. Les scènes de parkour évoquent de leur côté ces blockbusters où la part belle est faite à la progression verticale.
Pour le reste, Les Furtifs ont gardé quelques défauts qui ne sont que l’envers des qualités de Damasio : quelques emportements parfois convenus, où jamais ne pointe le moindre cynisme, la moindre distance un peu désabusée, et qui montrent, au fond, une forme de naïveté qui va de pair avec l’impressionnante sincérité de l’auteur.
Est-ce la fin ? Les Furtifs dégagent une telle impression de continuité, de synthèse, qu’il est difficile de ne pas y voir une forme d’aboutissement. L’auteur écrit peu, et il a écrit le roman qu’il voulait écrire. Une pierre peut-elle encore être posée sur le déjà monumental édifice de l’œuvre d’Alain Damasio ? Ou peut-on avec lui envisager un monde d’alernatives…