poème de Percy Shelley en français

« Time long past » (« Le Temps passé ») est un poème de Percy Bysshe Shelley daté de 1819. Il fait partie d’un groupe de trois poèmes que Shelley avait transcrit dans un exemplaire d’une anthologie intitulée Literary Pocket-Book, publiée par son ami Leigh Hunt. Les deux autres poèmes du groupe sont « Love’s Philosophy » et « Good-Night ». Le poète offrit cet ensemble à Sophia Stacey, amie du couple Shelley. « Time long past » est ensuite publié de façon posthume, dans l’édition de 1870 des Complete Poetical Works of P. B. S. par William Michael Rossetti (Mary Shelley, veuve de Percy, avait édité les versions précédentes).
Je propose ci-dessous trois traductions personnelles du poème, suivies d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (anglais).
À noter : le lecteur curieux pourra lire une autre traduction de ce poème, toujours de ma part, dans le numéro 10 de la revue Daïmon, « Le train du temps s’est arrêté en gare inconnue », consacré, évidemment, au thème du temps.

Le Temps passé

Le Temps passé [première version, je privilégie ici la restitution du sens.]

I.
Fantôme d’un doux ami mort,
Tel est le Temps passé.
Une note à jamais enfuie, désormais,
Un espoir à jamais révolu, désormais,
Un amour si délicat qu’il ne pouvait durer,
Ainsi fut le Temps passé.

II.
Ce furent de doux rêves, dans la nuit
Du Temps passé :
Et, fût-ce tristesse ou délice,
Chaque jour jetait une ombre
Dont nous souhaitions pourtant qu’il pût durer —
Ce Temps passé.

III.
Il y a du regret, presque du remords,
Pour le Temps passé.
C’est comme la dépouille d’un enfant bien-aimé
Que veille son père, jusqu’à ce qu’enfin
La beauté soit telle un souvenir, évoqué
Par le Temps passé.

Daïmon 10 revue
Le numéro 10 de la revue Daïmon, dirigée par Raluca Belandry, où lire une autre traduction du poème de Shelley.

Le Temps passé [deuxième version, je m’efforce ici de rendre quelque chose de la régularité et de la musicalité des vers en utilisant des mètres pairs, ou du moins des groupes de syllabes qui peuvent donner une impression de régularité.]

I.
Il est tel le spectre d’un cher ami défunt,
Le Temps passé.
Dès lors, il était un timbre pour toujours en allé,
Un espoir désormais pour toujours révolu,
Un amour si tendre qu’il ne pouvait durer,
Le Temps passé.

II.
Il y eut de doux rêves durant la nuit
Du temps passé :
Et, fût-il tristesse ou délice,
Chaque jour jetait une ombre sur nous
Dont le souhait était qu’il perdurât –
Le Temps passé.

III.
Il y a un regret, presque un remords,
Du Temps passé.
C’est ainsi, comme la dépouille de l’enfant chéri
Que veille un père, jusqu’à ce qu’enfin
La beauté soit pareille au souvenir qu’évoque
Le Temps passé.

Le Temps révolu [troisième version, plus libre, où je propose des variations lexicales.]

I.
Tel le fantôme d’un bon ami mort,
Voici le Temps révolu.
Une tonique à jamais enfuie,
Un espoir à jamais disparu,
Un amour si doux qu’il ne pouvait durer,
Voilà le Temps révolu.

II.
Il y eut de doux rêves durant la nuit
Du Temps révolu :
Et, chagrin ou délice,
Chaque jour était une ombre portée
Par quoi nous souhaitions qu’il pût durer –
Ce Temps-là révolu.

III.
Il y a du regret, presque du remords,
Pour le Temps révolu.
Cela a la semblance du cadavre d’un enfant chéri
Que son père contemple, au point que
La beauté soit pareille au souvenir, rejailli
Du Temps révolu.

I.
Like the ghost of a dear friend dead
Is Time long past.
A tone which is now forever fled,
A hope which is now forever past,
A love so sweet it could not last,
Was Time long past.

II.
There were sweet dreams in the night
Of Time long past:
And, was it sadness or delight,
Each day a shadow onward cast
Which made us wish it yet might last--
That Time long past.

III.
There is regret, almost remorse,
For Time long past.
'Tis like a child's belovèd corse
A father watches, till at last
Beauty is like remembrance, cast
From Time long past.
Deuil, ou Misère !, peinture de Nikolay Bogdanov-Belsky, date : avant 1941.

Sophia Stacey

Sophia Stacey est la fille d’un notable du Kent. Orpheline, elle est recueillie par la famille Parker, Mme Parker étant elle-même une tante de Percy Shelley, même s’il ne semble pas qu’il y ait alors eu de rencontre.
En 1919, âgée de vingt-sept ou vingt-huit ans, Sophia Stacey se rend à Florence durant son Grand Tour (qui consiste, pour les jeunes anglais de bonnes familles, à visiter l’Europe), accompagnée d’une certaine Corbet Parry-Jones (« une vieille petite dame galloise », dit d’elle Mary Shelley). Elle rencontre Percy et Mary Shelley avec enthousiasme, à l’époque où ceux-ci séjournent Via Val Fonda. La jeune femme fait bonne impression au couple, qui l’accueille alors que Mary Shelley est sur le point d’accoucher : c’est Sophia Stacey qui aurait suggéré d’ajouter Florence au nom du garçon bientôt né, qui s’appelle donc Percy Florence Shelley, d’après son père et sa ville de naissance.
Pendant que Mary Shelley se remet de l’accouchement et s’occupe du bébé, le poète tient compagnie à Sophia Stacey et lui sert de guide à Florence, où elle joue de la harpe, chante des vers. Il écrit pour elle une « Ode », qui vante sa beauté : « Thou art fair, and few are fairer » [« Tu es belle, et peu sont plus belles », littéralement]. Rien, cependant, ne suggère qu’ils aient entretenu une relation autre que platonique.
Lorsqu’elle part pour Rome, après Noël, le poète lui remet encore un exemplaire du Literary Pocket-Book, de Leigh Hunt (voir à son sujet « Music, When Soft Voices Die« ) où se trouve imprimé son poème « The Question », et où il a retranscrit trois autres poèmes : « Love’s Philosophy », « Good-Night », « Time long past ».
À Rome, Sophia Stacey reçoit une lettre de Mary Shelley, datée du 7 mars 1820, dans laquelle son mari a transcrit encore un autre poème (à l’insu de sa femme ?) « Ode to a Faded Violet ». Ils ne se revoient plus, Percy Shelley se noyant en 1822.

Sophia Stacey Mary Shelley Percy Shelley
Extrait de Notes and Queries, 1894, article consacré à Sophia Stacey.

Pistes d’analyse

Shelley aborde ici le thème du temps par le registre élégiaque. Il l’associe à l’évocation de deuils personnels qui prête à l’identification (un ami cher dans la première strophe, un enfant dans la dernière), et que l’on peut rattacher à des éléments biographiques : le poète a en effet perdu plusieurs enfants (deux filles et un fils), l’ami perdu pourrait être Keats… Pour autant, le poème n’est pas tout à fait lyrique, le propos est général, privilégiant les comparaisons (première et dernière strophes) et les métaphores. Les sentiments évoqués, donc, nombreux et ambigus (douceur du rêve, regret, amour, beauté…), illustrant l’inconstance de la vie, voire du souvenir.
Chaque strophe est un sizain dont le deuxième et sixième vers sont plus brefs que les autres (des tétramètres). Le rythme régulier est repris de strophe en strophe, qui adoptent un schéma de rimes récurrent : ABABBB ; CBCBBB ; DBDBBB. La prolifération de la rime en « ɑːst », et parfois la rime du même au même avec « past » donne une impression de boucle, la rime ajoutant à l’inéluctable.
À noter, l’utilisation de « belovèd corse » qui distingue le vers : l’accent sur « belovèd » indique une prononciation marquée, licence poétique, et le mot « corse » étant une variation ancienne de « corpse ». Le vers est d’ailleurs introduit par l’abréviation littéraire « ‘Tis » : l’évocation du deuil de l’enfant est ainsi particulièrement forte.

Time long past Percy Shelley
Le berceau, peinture de Berthe Morisot, 1873.

Time long past

I.
Like the ghost of a dear friend dead
Is Time long past.
A tone which is now forever fled,
A hope which is now forever past,
A love so sweet it could not last,
Was Time long past.

II.
There were sweet dreams in the night
Of Time long past:
And, was it sadness or delight,
Each day a shadow onward cast
Which made us wish it yet might last–
That Time long past.

III.
There is regret, almost remorse,
For Time long past.
‘Tis like a child’s belovèd corse
A father watches, till at last
Beauty is like remembrance, cast
From Time long past.