rochers et symboles en peinture romantique

Memory, nouvelle de Lovecraft – traduction et analyse

Présentation de la nouvelle

Memory est une nouvelle d’Howard Philips Lovecraft, écrite en 1919. Elle est parfois présentée comme une flash fiction short story, en anglais, qu’on pourra rendre par micronouvelle.
Lovecraft, qui n’a pas trente ans, est alors sous l’influence de Lord Dunsany, figure fondatrice de la fantasy, dont le style privilégie les ornements et la métaphore, et qui est parfois qualifié péjorativement de purple prose.
Dans cette perspective, Memory tend au poème en prose par sa densité, sa structure, son rythme, et l’on ne s’étonnera pas d’y trouver une référence explicite à la poésie. Le texte cependant n’est pas considéré comme faisant partie du « Cycle du rêve » de Lovecraft, écrit précisément sous l’influence de Dunsany.
Lovecraft ne publie la nouvelle qu’en 1923, dans The National Amateur, revue périodique, sorte de précurseur des fanzines qui ont contribué à la diffusion de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy. Lovecraft est lui-même membre de la United Amateur Press Association depuis 1914, qui publie The National Amateur et constitue donc pour lui un vecteur pratique de sa prose de l’époque.
Le lecteur trouvera ci-après ma proposition de traduction, suivie du texte en langue originale et d’éléments d’analyse.
 
rochers et symboles en peinture romantique
Les portes du Rocher à Neurathen (1826-1828), peinture de Caspar David Friedrich.

La nouvelle traduite

Mémoire
 
Dans la vallée de Nis brille d’un éclat maudit la lune déclinante, dont les minces rayons frayent un chemin à sa lumière à coups de cornes frêles dans le feuillage létal d’un grand upas. Et dans les profondeurs de la vallée, où la lumière ne parvient pas, se meuvent des formes qu’il ne conviendrait pas de contempler. Il y a des herbages luxuriants sur chaque pente où des lianes maléfiques et des plantes grimpantes, entortillées étroitement autour de colonnes brisées et d’étranges monolithes, rampent parmi les pierres de palais en ruine et soulèvent des dallages de marbre, posés par des mains oubliées. Dans les arbres qui poussent gigantesques au sein de cours effritées bondissent de petites singes, cependant qu’à l’intérieur et hors de profondes salles au trésor se contorsionnent des serpents venimeux, et des choses squameuses dépourvues de nom.
Vastes sont les pierres qui reposent sous des couvre-lits de mousse humides, et puissantes les murailles dont elles ont chu. Leurs bâtisseurs les avaient érigées pour durer toujours, et en vérité elles servent encore avec noblesse, puisque en dessous s’est établi le crapaud gris.
Tout au fond de la vallée s’étend le fleuve Thom, dont les eaux sont visqueuses et pleines de mauvaises herbes. De sources dissimulées il jaillit et s’écoule dans des grottes souterraines, aussi le Daimôn de la Vallée ne sait-il pourquoi ses eaux sont rouges, ni vers où elles sont dirigées.
Le Génie qui hante les rayons de lune parla au Daimôn de la Vallée, pour lui dire, « Je suis vieux, et j’oublie tant. Dis-moi quels furent les actes, l’apparence et le nom de ceux qui bâtirent ces choses de pierre. » Le Daîmon répliqua, « Je suis Mémoire, et versé dans les savoirs du passé, mais je suis vieux moi aussi. Ces êtres étaient semblables aux eaux du fleuve Thom, faits pour n’être pas compris. De leurs actes je n’ai pas souvenir, car ils n’étaient que transitoires. De leur aspect je me souviens vaguement, car il était proche de celui des petits singes dans les arbres. De leur nom je me souviens précisément, car il rimait avec celui du fleuve. Ces êtres d’autrefois se nommaient Homme. »
Alors le Génie revint en volant à la mince lune cornue, et le Daimôn toisa avec attention un petit singe sur un arbre qui poussait dans une cour effritée.
 
le cinéma de Kubrick et le monolithe inquiétant
2001:A Space Odyssey (1968), film de Stanley Kubrick : les singes et le monolithe.

Le texte en langue originale

Memory
 
In the valley of Nis the accursed waning moon shines thinly, tearing a path for its light with feeble horns through the lethal foliage of a great upas-tree. And within the depths of the valley, where the light reaches not, move forms not meet to be beheld. Rank is the herbage on each slope, where evil vines and creeping plants crawl amidst the stones of ruined palaces, twining tightly about broken columns and strange monoliths, and heaving up marble pavements laid by forgotten hands. And in trees that grow gigantic in crumbling courtyards leap little apes, while in and out of deep treasure-vaults writhe poison serpents and scaly things without a name.
Vast are the stones which sleep beneath coverlets of dank moss, and mighty were the walls from which they fell. For all time did their builders erect them, and in sooth they yet serve nobly, for beneath them the grey toad makes his habitation.
At the very bottom of the valley lies the river Than, whose waters are slimy and filled with weeds. From hidden springs it rises, and to subterranean grottoes it flows, so that the Daemon of the Valley knows not why its waters are red, nor whither they are bound.
The Genie that haunts the moonbeams spake to the Daemon of the Valley, saying, “I am old, and forget much. Tell me the deeds and aspect and name of them who built these things of stone.” And the Daemon replied, “I am Memory, and am wise in lore of the past, but I too am old. These beings were like the waters of the river Than, not to be understood. Their deeds I recall not, for they were but of the moment. Their aspect I recall dimly, for it was like to that of the little apes in the trees. Their name I recall clearly, for it rhymed with that of the river. These beings of yesterday were called Man.”
So the Genie flew back to the thin horned moon, and the Daemon looked intently at a little ape in a tree that grew in a crumbling courtyard.

Sur la traduction

« Memory » peut bien sûr être traduit par « Souvenir » : j’ai privilégié « Mémoire » pour valoriser la dimension allégorique du poème.
Lovecraft utilise la graphie Daemon, qui renvoie à la divinité grecque et son dérivé philosophique, rendu en général par daimôn en français (on parle ainsi du daimôn de Socrate) : le daimôn peut d’ailleurs être associé à la notion de destin. Dans une logique syncrétique, on peut être tenté de voir dans le Génie une variation sur le djinn oriental, mais il peut tout aussi bien s’agir du Génie (genius) romain, équivalent du daimôn grec, représenté parfois avec des ailes qui le rapprochent de l’ange chrétien.
Dans le texte original, le fleuve se nomme Than, que Lovecraft fait logiquement rimer avec Man : la traduction oblige à modifier le nom du fleuve pour préserver l’effet poétique de la révélation du daimôn.
Lovecraft emploie deux fois « things », pour désigner aussi bien des bêtes que des ruines : il est délicat de traduire chaque fois le terme par « chose », mais le vague du terme sert bien le propos d’un récit où les noms se perdent, en l’absence d’homme.
 
représentation du génie ailé en peinture
Génie d’Alexandre Ier (1814), peinture d’Élisabeth Vigée Le Brun.
 

Éléments d’analyse

« La vallée de Nis » est vraisemblablement une référence au poème du même nom d’Edgar Poe (l’autre maître de Lovecraft), daté de 1831, où les images chrétiennes se mêlent à la tradition grecque, dont voici un extrait :
It is called the valley Nis.
And a Syriac tale there is
Thereabout which Time hath said
Shall not be interpreted.
Something about Satan’s dart —
Something about angel wings —
Much about a broken heart —
All about unhappy things:
But « the valley Nis » at best
Means « the valley of unrest. »
Traduisons hâtivement et assez librement :
[Elle se nomme la vallée Nis.
Et un conte syrien existe 
dont le Temps a déclaré
qu’il ne sera interprété.
Il y est question du dard de Satan —
Il y est question des ailes des anges —
Et beaucoup d’un cœur brisé —
Seulement de malheurs :
Mais au mieux « la vallée Nis »
Signifie « vallée de l’inquiétude ».]
 
Le poème par la suite sera modifié pour aboutir à la version de Valley of Unrest (1845). Si donc les noms disparaissent, dans le texte de Lovecraft, la passion de ce dernier pour la poésie semble toutefois accorder encore quelque pouvoir aux poètes : Nis réchappe d’un poème de Poe, « Man » est sauvé par la rime avec « Than », de façon comique. 
Ce ton satirique est particulièrement sensible lorsque le narrateur constate que les débris de murailles ont encore le noble destin d’abriter un crapaud, animal symbolique entres autres de la laideur, qu’aucun baiser de conte de fée ne transformera en prince.
Memory multiplie les animaux inquiétants (crapaud, serpents venimeux, créatures squameuses), associés à la reptation et à la terre, qui s’opposent ainsi aux petits singes qui demeurent prudemment dans les hauteurs des arbres : les lointains cousins de l’homme se tiennent à distance des ruines, et le lecteur ne saura pas quelle est la teneur des réflexions que le Daimôn entretient à leur sujet.
La nature de Lovecraft n’est donc pas un locus amoenus, loin s’en faut. L’auteur précise même l’espèce des arbres : « Upas » est un nom authentique, qui désigne l’Antiaris toxicaria, arbre qui garde ses feuilles toute l’année et qui est réputé exagérément pour ses émanations empoisonnées.
Détail amusant : Erasmus Darwin, grand-père du naturaliste Charles Darwin, a contribué à populariser cette dimension légendaire de l’arbre dans son œuvre Le Jardin botanique (1791), précisément dans sa partie The Loves of the Plants. Le texte se veut une célébration en vers des progrès de la science de l’époque, cohérente avec l’esprit des Lumières. Quelques vers font écho au texte de Lovecraft (celui-ci les avait-il lus ?), dans lesquels Darwin assimile l’arbre directement au serpent, mais grec plutôt que biblique :
 
Fierce in dread silence on the blasted heath
Fell UPAS sits, the HYDRA-TREE of death.
Lo! from one root, the envenom’d soil below,
A thousand vegetative serpents grow;
In shining rays the scaly monster spreads
O’er ten square leagues his far-diverging heads;
Or in one trunk entwists his tangled form,
Looks o’er the clouds, and hisses in the storm.
[Féroce dans un silence angoissant, sur la lande dévastée
Se tient l’Upas sinistre, l’ARBRE-HYDRE de la mort.
Voyez ! à partir de sa racine, alors que le sol empoisonné au-dessous,
S’étend un millier de serpents végétaux ;
En rais brillants le monstre squameux répand
Sur plus de dix lieues carrées ses têtes qui s’écartent fort ;
Ou enroule sa forme touffue en un tronc unique,
Regarde par-dessus les nuages, et siffle dans le vent.]
le thème de la mémoire et de l'oubli en peinture
Les eaux de Léthé par les plaines d’Elysium (1879-1880), peinture de John Roddam Spencer Stanhope.
Le mystère quant à la disparition des hommes, sans être résolu, est ainsi suggéré par la puissance destructrice de la nature indifférente. Cette question ouverte, importante d’un point de vue narratif pour le lecteur appelé à méditer, sur l’exemple du Daimôn,  est en fait secondaire par rapport aux éléments mythiques et symboliques qui peuplent le récit.
La mythologie propre à Lovecraft se met en place : on relève les monolithes qui réapparaissent dans plusieurs nouvelles (dont déjà Dagon, écrit en 1917), le temps comme force inéluctable dont même les êtres surnaturels et conceptuels (le Daîmon comme équivalent de la Mémoire) subissent le travail, le cadre exotique où le gigantisme a pour corollaire la dégradation. Memory est d’ailleurs l’un des tout premiers récit, avec peut-être Dagon, où Lovecraft décrit une cité en ruine.
Le thème du temps est en tout cas au cœur du texte de Lovecraft qui esquisse déjà son cosmicisme, soit une pensée de l’insignifiance de l’humanité à l’échelle de l’univers. L’homme en tant qu’espèce est oubliée, réduite à un maigre souvenir qui certes persiste mais moque ses maigres accomplissements : les ruines des palais sont rendues à la nature et aux bêtes, le nom même de l’homme ne persistant que par les hasards d’une rime liée au nom plus durable du fleuve. On songera sur ce thème au poème Ozymandias de Percy Shelley. L’enjeu, rien moins qu’ontologique, est de définir l’être humain selon trois critères : les actes, l’apparence, le nom.
Contre le cliché qui veut que les actes l’emportent sur les paroles, Lovecraft les voue au néant, l’apparence physique par contre ayant encore pour elle le possible d’une comparaison par l’observation (démarche scientifique dépassionnée ?), et à la rigueur, par le nom, quelque chose comme une conception poétique du monde qui transcende l’Histoire. Toutefois ce nom, « Man » (homme) ne représente qu’une partie bien incomplète de l’humanité, ce qui est en soi angoissant.
Qui donc est le narrateur ? Le regard semble se rapprocher de plus en plus, embrassant la vallée dans son ensemble, fouillant ses replis, se perdant dans les arbres, et suivant finalement le cours du fleuve jusqu’au Daîmon : le plus probable est que, sans s’en rendre compte, le lecteur a suivi la descente du Génie aérien.
La façon dont Lovecraft utilise les temps (grammaticaux) est aussi frappante : le présent descriptif domine tout le début de la nouvelle, empêchant le lecteur de formuler des hypothèses trop fortes : le lieu et le temps sont ceux du mythe, du fantastique (la lune effrayante), et il faut attendre la parole du Génie pour qu’il y ait événement : c’est alors le passé qui apparaît, mais le dialogue, s’il apprend au lecteur qu’on lui donne une vision d’un avenir où l’homme a disparu, n’apporte aucun changement au statu quo.
Aussi le Génie retourne-t-il à la lune cornue et à sa symbolique menaçante, et le Daimôn-Mémoire continue de s’assimiler à la vallée, voué à une lente dégradation, et dépendant de maigres indices. De ce point de vue, le fleuve Than (Thom) rappelle les fleuves des Enfers grecs, et surtout le Léthé fleuve d’oubli (Nis, par ailleurs, ressemble à Nyx, déesse issue du Chaos et habitant les Enfers).
Proche d’une fable, Memory est une allégorie de la mémoire et ses douleurs, en somme  » une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, / Et qui ne signifie rien » (Shakespeare, Macbeth, 1606 ?).

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Les amateurs de Lovecraft pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont son recueil Fungi de Yuggoth, dans la collection poésie des éditions Points (parution mars 2024), à commander par exemple ici : https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft/ couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft
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Water, is taught by thirst, poème d’Emily Dickinson
Three Robots, court-métrage d’animation de la série Love, Death and Robots